AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (99)

TOUT EST DANS LE TITRE

« Tout est dans le titre », dit-on. Sauf l’essentiel, bien entendu. Car si tout était dans le titre, il n’y aurait rien à ajouter.

D’où le Risque que fait courir à la Littérature la mode de ces intitulés sans fin qui s’étalent de haut en bas sur la couverture des romans, comme pour plonger le lecteur, avant même qu’il ait lu, dans le suspense intenable de ce qu’il va lire…

Vous venez d’ailleurs d’échapper à ce que j’étais à deux doigts de raconter ce matin, et dont voici l’ébauche de l’amorce de l’intitulé :

Histoire du Grand-père qui avait réuni ses enfants pour leur raconter la merveilleuse histoire d’un grand-père réunissant ses enfants pour leur raconter une histoire dont le sujet était justement l’étonnante atmosphère de ce conte rituel que le Grand-père avait l’habitude, chaque soir, de reprendre à son début pour donner une suite aux hauts faits annoncés la veille, qui tous racontaient comment un Grand-père, réunissant ses enfants, leur narrait l’histoire du Grand-père qui

J’arrête là ce tempo trépidant, générateur d’infarctus. Mon titre faisant sept pages, le récit proprement dit tenait en sept mots : « Et tout se déroula comme annoncé ci-dessus ».

C’est ainsi qu’on doit accrocher les lecteurs-spectateurs d’aujourd’hui. En les essoufflant avant qu’ils aient pu respirer.

*

À vrai dire, il n’y a qu’une Œuvre au monde qui pourrait contenir dans son Titre à la fois son prélude, son déroulement et son achèvement :

1/ Elle aurait pour Auteur l’Être suprême, dont le nom ou le pseudo est : DIEU.

2/ Elle aurait pour Titre le plus parfait des vocables : DIEU. Titre qui engloberait bien sûr la Nature (l’Univers) et son Créateur, puisque ce qu’engendre Dieu fait partie de DIEU.

Voilà donc « Le » Titre-Essence, inséparable de l’œuvre qu’il annonce et de l’Auteur qui l’incarne : Dieu en personne. Il suffit à Dieu (et à Lui seul) de se nommer pour se créer. Il est en effet le Verbe, et le Verbe, c’est l’Être.

Bien entendu, cela n’empêcherait pas d’inévitables cohortes de théologiens d’abonder en commentaires sans fin, tirant de cette activité les moyens prosaïques de leur subsistance quotidienne. Ils tendraient au « titre », cela va de soi, mais aucun de leurs titres ne suffirait à connaître leur Sujet. Seul le Tout-Puissant a la capacité d’être le Tout-Titrant.

*

Mais revenons sur Terre. Et demandons-nous humblement, c’est-à-dire humainement, ce que peut être le bon titre d’un texte honorable.

Je partirais volontiers d’un exemple personnel, m’autorisant d’une certaine expérience en la matière : n’ai-je passé ma vie à titrer des livres, des chapitres ou des articles ?

Voici les faits. J’avais proposé au Monde diplomatique une analyse critique sur le sujet suivant : « Publicité et Tiers-Monde ».

Et voici que mon intitulé, lorsque je reçus mon exemplaire, était devenu :

L’Annonce faite au Tiers-Monde

Mon ravissement fut total. Ce titre :

- décrivait exactement mon propos : les procédés de la pub dans le Tiers-Monde ;

- renvoyait malicieusement à l’œuvre de Claudel, s’adjoignant son prestige culturel ;

- suggérait, par ce lien, la prétention messianique de l’idéologie publicitaire ;

- se mettait lui-même en scène en tant que « Titre » : tout titre est une Annonciation…

Ce simple exemple illustre le fait qu’un bon titre a toujours plusieurs signifiés. Il doit :

1/ D’abord, définir le sujet sur lequel porte l’œuvre ;

2/ Ensuite, préciser ce que l’auteur entend dire à ce propos : après le thème, le prédicat. Ces deux exigences répondent à la fonction référentielle1 de tout acte de communication, et peuvent suffire aux textes documentaires ou didactiques. Mais il faut encore :

3/ Dans le cas d’œuvres littéraires ou artistiques, autant que possible, susciter davantage qu’un intérêt purement cognitif, et donc, émouvoir, intriguer, capter le lecteur-auditeur-spectateur. L’auteur travaille alors la forme de son titre, pour faire de sa définition un Appel. Il doit nous mettre au diapason de son œuvre. Non pas tout dire, mais en dire assez pour donner envie d’en savoir davantage. Non pas seulement circonscrire un domaine, mais nous ouvrir la voie qui y mène, et l’envie d’y entrer. Vulgairement : nous faire « saliver ». Il restera à l’œuvre de tenir la promesse de son titre.

Cette transmutation du titre en appel correspond à sa fonction poétique2.

On peut comparer de ce point de vue, l’intitulé Mémoires de guerre (Charles de Gaulle, 1954), qui s’offre comme la simple relation d’événements factuels, et le titre Mémoires d’outre-tombe longtemps médité par Chateaubriand pour son œuvre (volontairement) posthume. Outrepassant la fonction référentielle, cette sublime narration nous invite à une représentation dramatique : la mise en scène d’une Voix qui, depuis son Tombeau, retrace sa Vie et juge son Siècle.

Dès qu’un auteur « travaille » ainsi son titre, il use (et abuse) de tous les procédés verbaux susceptibles de toucher (en profondeur) ou d’accrocher (en surface) « le » public. Ampleur d’un sujet (La Condition humaine) ou jeu de mots (Poison d’Avril), allusion culturelle (À l’Ouest, rien de nouveau), effet oratoire (Nous sommes tous des assassins !), etc. Les figures de rhétorique se multiplient : Les Fleurs du Mal (antithèse), L’Ingénue libertine (oxymore), Le Rouge et le Noir (couleurs-symboles opposant deux formes d’ascension sociale, l’ambition militaire / la voie ecclésiastique), Le Lys dans la vallée (métaphore), Le Silence de la mer (métaphore d’une attitude politique). Un titre comme La Nuit des temps, de Barjavel, parvient même, paradoxalement, à re-poétiser une expression usuelle.

Ces effets de style sont d’autant plus réussis qu’ils s’appliquent à la fois à la substance concrète de l’œuvre et à sa visée morale (au sens le plus large : moraliste, symbolique, idéologique). Si tel n’est pas le cas, l’auteur peut rappeler par un sous-titre la dimension à ne pas oublier (ce que fait Stendhal par exemple en précisant : « Chronique du XIXe Siècle »). Des titres évocateurs comme Voyage au bout de la nuit ou À la recherche du temps perdu ont cet avantage d’illustrer à la fois une quête précise et une odyssée morale. Indépendamment de leur halo poétique, ils saisissent le lecteur par ce qui est à la base du genre romanesque, une quête : voyage, recherche, aventure résolvant une énigme, ou contribuant à résoudre – toujours partiellement – l’intemporelle énigme de la Vie.

C’est dans ce sillage que s’inscrivent les titres qui déjà anticipent ou amorcent l’histoire racontée, Le Vieux qui lisait des romans d’amour par exemple. Cela s’opérait couramment dans l’annonce des chapitres des contes classiques. L’auteur précise même parfois, de façon redondante : « Histoire de… » (Histoire de X à qui arriva Y). On tend vers la manchette racoleuse du fait divers (« Le violeur en série était un paroissien respecté »). Mais il y a aussi de jolies réussites lorsque l’accroche3, sans trahir formellement le récit, lui confère une teneur qui met en appétit le lecteur. Cas – exemplaire– de Pourquoi j’ai mangé mon père, qui nous amuse de l’horreur de la chose (véridique), en attendant que nous en soit révélé le « pourquoi » (mise en garde contre le mythe du progrès, vrai sujet du récit4).

Reste qu’un titre banal suivi d’un grand texte vaut mieux qu’une accroche frappante qui ne tient pas sa promesse. Nombre de chefs-d’œuvre portent des titres qui ne paient pas de mine : Le Menteur, Fables, Phèdre, Lettres portugaises, De l’Esprit des lois, Candide ou l’Optimisme, La Nouvelle Héloïse, Les Méditations, Les Misérables, Scènes de la vie de Campagne, Romances sans paroles, Alcools, Les Faux monnayeurs, Le Voyageur sans bagage, La Peste, etc. (je me limite à la littérature française). C’est l’œuvre qui conférera au titre son prestige culturel. D’autant que celui-ci n’est fréquemment qu’un prénom ou un nom, aussi bien dans le genre dramatique (Polyeucte, Andromaque, Tartuffe, Figaro, Hernani, Antigone) que romanesque (Gargantua, La Princesse de Clèves, Gil Blas, Paul et Virginie, René, Madame Bovary, Jean-Christophe, Thérèse Desqueyroux, Monsieur Ouine). Ou encore, n’évoque qu’un lieu (La Chartreuse de Parme – bien des noms de personnes ont d’abord été des lieux-dits). Ou encore une qualité civile (L’Étranger) ou humaine (L’Espoir), fussent-elles symboliques. Ou un acte précis (Le Crime de ceci, La Guerre de cela), un processus limité (La Modification), une notion capitale : L’Éducation sentimentale

Toutes ces considérations ne nous empêchent pas, il est vrai de rêver du Titre parfait, dont l’œuvre réellement écrite ne dévierait pas d’un iota. Peut-être dans ce cas faut-il d’abord énoncer un titre évocateur, puis rédiger.

J’ouvre donc aujourd’hui un concours pour l’été à venir, en vous proposant quelques titres gratuits dont il ne vous reste plus qu’à poursuivre la piste :

Demain, les chattes…

Verte était la Pierre noire

La Longue marche des Assises

Histoire de la pointe du Clou qui avait perdu la tête

La Pépite vient en vendant

Confessions d’un jambonneau

Même dans un cercueil à deux places il est difficile de se retourner

Le Mou de Madame est bourré

L’écorché vif ne meurt jamais

Il va de soi que tous les registres peuvent convenir (lyrique ou comique, policier ou fantastique, petite fleur bleue ou métaphysique). Pensez dès maintenant votre texte en fonction d’une possible adaptation cinématographique, et des droits qui en résulteraient.

Ciel, je m’aperçois que ma liste ne comporte que neuf accroches !

Voici donc la dixième :

La Fenêtre de trop

Le Songeur  (26-05-2016)


1 et 2 Fonction référentielle / Fonction poétique : ce sont deux des six fonctions du langage distinguées par le linguiste Jakobson, dans sa célèbre analyse du Schéma de la Communication. Cf. le Dico portatif que vous possédez tous, p. 100.

3 Lorsque j’écrivais des analyses de spots dans Le Monde (1977-1981), dans les feuilles de frais, les libellés de mes articles n’étaient pas nommés « titres » mais « Accroches ».

4 Le titre originel de cette parabole critique du journaliste Roy Lewis a d’abord été The Evolution Man puis What We Did to Father (1960).



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