Pourquoi n’apprend-on plus à s’exprimer en vers ? Nos propos plus concis n’en seraient que plus courts. Un courriel bien scandé irait droit à son but. En choisissant ses mots on finit par penser.
L’alexandrin pour tous permettrait, sur Twitter, De déclarer sa flamme ou de croiser le fer. Qui ne saurait en vers habiller son idée, Pour l’agrément de tous n’aurait plus qu’à se taire. J’imagine aisément les progrès du silence ! Chacun tendrait l’oreille en quête d’harmonie. Quand on parle en vers blancs, point n’est besoin de rimes, Et l’euphonie suffit à réjouir l’ouïe.
Le rythme prévaudrait dans ma liste de courses, J’entendrais des sonnets sur les cours de la Bourse, Je compterais les pieds du discours des marchands. Et j’irais psalmodiant aux échoppes d’Auchan…
On ne mesure pas tout ce que peuvent dire Douze modestes pieds dont la rime soupire. Savez-vous ce que c’est que d’aimer en rimant, Toujours songeant, toujours souffrant, toujours chantant ? Pour un alexandrin exaltant ma blessure, Je dévouerais mon âme à la Littérature.
La politique aussi changerait de nature. Nos élus dans la crise invoqueraient le dieu Qui trône au cœur du Business et des marchés. La langue de bois même, employée avec tact, Nous offrirait sans frais l’illusion du contact. Et les maîtres chanteurs du plein emploi d’antan, S’éclateraient de joie lorsque baisse la courbe, Asymptotiquement, du chômage ascendant.
Les médias aux infos chaudes comm(e) le café Clameraient dans les cieux tout ce que l’Homme fait : Terroristes sans loi, pédophiles pervers, Spéculateurs sans foi, fervents du nucléaire. Des buzz se répandraient sans fin sur les réseaux Sociaux ou asociaux, ou carrément pornos. Même la météo, d’où que vienne le Vent, Deviendrait poésie en annonçant le Temps. Par la grâce des vers, nos jours fuss(e)nt-ils tragiques, Jusqu’à la fin du monde on vivrait en musique.
Oui, Lecteur, tu le vois, il faut parfois tricher. Élider, pour rythmer, l’inutile « e » muet. Cette licence est tolérée en poésie, Car les accents sont essentiels à l’harmonie.
Mais ton tour est venu de t’adonner aux vers
À l’ombre des vergers que berc(e)nt les matins clairs !
Ta Muse trouvera ci-joint un condensé
Où je dis pour les nuls comment bien versifier.
L’ami Pablo dira encor(e), pour mon malheur,
Que je fourgue mon cours aux Amis du Songeur :
Mais pourquoi les priver de si douces liqueurs ?
Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse
De combler les lacun(e)s dues à nos vieill(e)s paresses !
Le Songeur (12-05-2016)
POST SCRIPTUM :
L ’ ACCENTUATION EN POÉSIE
Il faut savoir en effet que la langue française est une langue accentuée, même si ceux qui l’emploient couramment ne s’en rendent plus compte. Ceci à plusieurs niveaux.
LE MOT
La règle est que chaque mot porte un accent tonique sur sa dernière syllabe (sauf s’il s’agit d’un « -e » muet, évidemment !). Cet accent consiste à donner à la dernière syllabe prononcée une intensité et une durée sonore supérieures à celles qui précèdent. On dira ainsi :
parfu
↑m, éphémè
↑re, héro
↑s, héroï
↑ne,
liberté
↑, merveilleu
↑se, Vendé
↑e, océan
↑
Bien entendu, l’accent tonique est plus ou moins intense selon l’insistance ou la volonté d’expressivité du locuteur. Des erreurs dans le placement de l’accent peuvent produire des confusions. C’est ainsi que le nom de la course, le Vendée Globe, prononcé par erreur à la radio
Ven
↑dée Glo
↑be, et non Vendé
↑e Glo
↑be,
a pu faire croire à certains auditeurs qu’il s’agissait du « Vent des globes »…
LA PHRASE
Lorsque les mots sont regroupés en unités syntaxiques (groupe nominal, groupe verbal, courte proposition), le dernier accent tonique prend une importance déterminante. On parle alors d’accent de groupe :
Un espoir fou
↑ un admirable exploi
↑t ainsi qu’un encensoi
↑r
Ne te verrai-je plu
↑s où tu fus maître enfin
↑
Cet accent de groupe ne supprime pas les accents des mots pris isolément : il sert à moduler la mélodie de la phrase, en mettant en relief les segments dont elle se constitue. Selon son débit propre, le lecteur peut ralentir sa diction en accentuant davantage les mots (voire même ajouter des accents mineurs : « un aadmiraable exploit ! »), ou accélérer le mouvement de la phrase en ne marquant que les accents de groupe. Voici un énoncé dont les deux segments sont nettement marqués par les accents de groupe :
Sur l’onde calme et noi
↑re où dorment les étoi
↑les
À cette prononciation, le lecteur peut préférer une diction qui souligne tous les accents toniques, faisant ainsi davantage ressortir le mouvement de l’eau :
Sur l’on
↑de ca
↑lme et noi
↑re où
do
↑rment les étoi
↑les
Il s’agit en effet d’un vers de Rimbaud (« Ophélie »). Cette seconde accentuation lui donne, semble-t-il, un rythme beaucoup plus conforme aux intentions de l’auteur (qui use ici d’hypotypose). C’est que la diction poétique est un langage dans le langage.
LE VERS
En ce qui concerne la versification, et plus particulièrement l’alexandrin chez Baudelaire, la répartition des accents toniques est essentielle : plus ou moins régulière, c’est elle qui détermine le rythme. Entre deux accents toniques, en effet, il existe un certain nombre de syllabes qui forment une sorte de mesure de base, et l’agencement de ces mesures, comme dans une partition musicale, est à la base de la mélodie des vers – qui elle-même « orchestre » leur signification.
Il est donc nécessaire de repérer ces accents. Prenons le cas d’un alexandrin régulier :
Bienheureuse la clo
↑che // au gosier vigoureu
↑x
Il reste alors à trouver les deux autres accents du vers, qui se trouvent dans les deux autres mots constitutifs de ce vers, « bienheureuse » et « gosier ». Cela donne un alexandrin parfaitement régulier, accentué toutes les trois syllabes, et composé de quatre mesures (3-3-3-3) :
Bienheureu
↑se la clo
↑che au gosie
↑r vigoureu
↑x
Cette régularité du rythme se retrouve chaque fois que le poète évoque un tableau harmonieux, comme dans ces vers du « Reniement de saint Pierre » :
Rêvais-tu
↑ de ces jou
↑rs si brillan
↑ts et si beau
↑x
Où tu vin
↑s pour rempli
↑r l’éterne
↑lle prome
↑sse ?
→ Mise en valeur d’un mot accentué en début de vers, ou au début du second hémistiche :
Va
↑lse mélancoli
↑que et langoureu
↑x verti
↑ge ! (« Harmonie du soir »)
Sur mon crâ
↑ne incliné
↑ plan
↑te son drapeau noi
↑r (« Spleen » n°78)
→ Symétrie très intentionnelle des groupes syllabiques (2-4-2-4) :
Ô toi
↑ que j’eusse aimé
↑e, ô toi
↑ qui le savai
↑s ! (« à une passante »)
→ Accumulation de mots et d’accents, avec rythme croissant :
Hai
↑ne, frisson
↑s, horreu
↑r, labeu
↑r du
↑r et forcé
↑ (« Chant d’automne »)
→ Déplacement de la césure (placée après la quatrième syllabe) :
Et les moins so
↑ts, // hardis aman
↑ts de la démen
↑ce (« Le Voyage »)
→ Réduction du vers à trois mesures, avec seulement trois accents :
Chacun plantan
↑t, comme un outi
↑l, son bec impu
↑r (« Voyage à Cythère »)
Ce dernier vers est précisément un trimètre, mis à l’honneur par les romantiques : il comporte deux césures, avec les accents toniques à la quatrième et huitième syllabe.
N’oubliez pas, dans le compte des syllabes à l’intérieur du vers, la règle du -e muet : lorsqu’un mot se termine par un -e muet, celui-ci se prononce lorsqu’il est suivi d’un mot commençant par une consonne, mais s’élide (tout en restant écrit) lorsqu’il est suivi d’un mot commençant par une voyelle. Voici par exemple le découpage en 12 syllabes d’un vers précédemment cité (nous mettons entre parenthèses le « e » qui s’efface) :
Sur
1 / mon
2 / crân(e)
3 / in
4
/ cli
5 / né
6 // plan
7 / te
8
/ son
9 / dra
10 / peau
11 / noir
12
Notons aussi que l’accentuation n’est pas seule à déterminer le rythme de l’alexandrin ou d’autres types de vers. La ponctuation (tirets, virgules, points de suspension ou d’exclamation), ou encore les rejets et enjambements, jouent un rôle décisif.
Enfin, il faut souligner que le lecteur garde une certaine liberté dans la diction des vers. Il peut détacher certains mots ou rétablir des accents secondaires, en fonction de son expressivité propre, et sans trahir la pensée de l’auteur. Ainsi, le vers qui clôt « à une passante » (cité plus haut) peut être dit en faisant porter l’intonation sur le « ô » vocatif, et aussi en soulignant « j’eusse » pour faire sentir toute l’irréalité de ce conditionnel, ce qui oblige à prononcer l’ensemble du vers avec une certaine lenteur, comme suit :
Ô
↑ – toi
↑ – que j’eu
↑sse
aimé
↑e, ô
↑ – toi
↑ – qui le savai
↑s !
(Extrait de L’Intelligence de l’explication de texte, pp. 304-306, Ellipses, 2005)
(Jeudi du Songeur suivant (98) : « LE RÉALISME EST LE BON SENS DES SALAUDS (Bernanos) » )
(Jeudi du Songeur précédent (96) : « BLABLACAR », OU L’ART DE DISSERTER… )