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Les Jeudis du Songeur (97)

COMMENT L’ALEXANDRIN POURRAIT CHANGER NOS VIES ?

Pourquoi n’apprend-on plus à s’exprimer en vers ? Nos propos plus concis n’en seraient que plus courts. Un courriel bien scandé irait droit à son but. En choisissant ses mots on finit par penser.

L’alexandrin pour tous permettrait, sur Twitter, De déclarer sa flamme ou de croiser le fer. Qui ne saurait en vers habiller son idée, Pour l’agrément de tous n’aurait plus qu’à se taire. J’imagine aisément les progrès du silence ! Chacun tendrait l’oreille en quête d’harmonie. Quand on parle en vers blancs, point n’est besoin de rimes, Et l’euphonie suffit à réjouir l’ouïe.

Le rythme prévaudrait dans ma liste de courses, J’entendrais des sonnets sur les cours de la Bourse, Je compterais les pieds du discours des marchands. Et j’irais psalmodiant aux échoppes d’Auchan…

On ne mesure pas tout ce que peuvent dire Douze modestes pieds dont la rime soupire. Savez-vous ce que c’est que d’aimer en rimant, Toujours songeant, toujours souffrant, toujours chantant ? Pour un alexandrin exaltant ma blessure, Je dévouerais mon âme à la Littérature.

La politique aussi changerait de nature. Nos élus dans la crise invoqueraient le dieu Qui trône au cœur du Business et des marchés. La langue de bois même, employée avec tact, Nous offrirait sans frais l’illusion du contact. Et les maîtres chanteurs du plein emploi d’antan, S’éclateraient de joie lorsque baisse la courbe, Asymptotiquement, du chômage ascendant.

Les médias aux infos chaudes comm(e) le café Clameraient dans les cieux tout ce que l’Homme fait : Terroristes sans loi, pédophiles pervers, Spéculateurs sans foi, fervents du nucléaire. Des buzz se répandraient sans fin sur les réseaux Sociaux ou asociaux, ou carrément pornos. Même la météo, d’où que vienne le Vent, Deviendrait poésie en annonçant le Temps. Par la grâce des vers, nos jours fuss(e)nt-ils tragiques, Jusqu’à la fin du monde on vivrait en musique.

Oui, Lecteur, tu le vois, il faut parfois tricher. Élider, pour rythmer, l’inutile « e » muet. Cette licence est tolérée en poésie, Car les accents sont essentiels à l’harmonie.

Mais ton tour est venu de t’adonner aux vers

À l’ombre des vergers que berc(e)nt les matins clairs !

Ta Muse trouvera ci-joint un condensé

Où je dis pour les nuls comment bien versifier.

L’ami Pablo dira encor(e), pour mon malheur,

Que je fourgue mon cours aux Amis du Songeur :

Mais pourquoi les priver de si douces liqueurs ?

Qu’importe le flacon pourvu qu’on ait l’ivresse

De combler les lacun(e)s dues à nos vieill(e)s paresses !

Le Songeur  (12-05-2016)



POST SCRIPTUM :

L ’ ACCENTUATION EN POÉSIE

Il faut savoir en effet que la langue française est une langue accentuée, même si ceux qui l’emploient couramment ne s’en rendent plus compte. Ceci à plusieurs niveaux.

LE MOT

La règle est que chaque mot porte un accent tonique sur sa dernière syllabe (sauf s’il s’agit d’un « -e » muet, évidemment !). Cet accent consiste à donner à la dernière syllabe prononcée une intensité et une durée sonore supérieures à celles qui précèdent. On dira ainsi :

parfu
m, éphémè
re, héro
s, héroï
ne, liberté
, merveilleu
se, Vendé
e, océan

Bien entendu, l’accent tonique est plus ou moins intense selon l’insistance ou la volonté d’expressivité du locuteur. Des erreurs dans le placement de l’accent peuvent produire des confusions. C’est ainsi que le nom de la course, le Vendée Globe, prononcé par erreur à la radio

Ven
dée Glo
be, et non Vendé
e Glo
be,

a pu faire croire à certains auditeurs qu’il s’agissait du « Vent des globes »…

LA PHRASE

Lorsque les mots sont regroupés en unités syntaxiques (groupe nominal, groupe verbal, courte proposition), le dernier accent tonique prend une importance déterminante. On parle alors d’accent de groupe :

Un espoir fou
un admirable exploi
t ainsi qu’un encensoi
r

Ne te verrai-je plu
s où tu fus maître enfin

Cet accent de groupe ne supprime pas les accents des mots pris isolément : il sert à moduler la mélodie de la phrase, en mettant en relief les segments dont elle se constitue. Selon son débit propre, le lecteur peut ralentir sa diction en accentuant davantage les mots (voire même ajouter des accents mineurs : « un aadmiraable exploit ! »), ou accélérer le mouvement de la phrase en ne marquant que les accents de groupe. Voici un énoncé dont les deux segments sont nettement marqués par les accents de groupe :

Sur l’onde calme et noi
re où dorment les étoi
les

À cette prononciation, le lecteur peut préférer une diction qui souligne tous les accents toniques, faisant ainsi davantage ressortir le mouvement de l’eau :

Sur l’on
de ca
lme et noi
re où do
rment les étoi
les

Il s’agit en effet d’un vers de Rimbaud (« Ophélie »). Cette seconde accentuation lui donne, semble-t-il, un rythme beaucoup plus conforme aux intentions de l’auteur (qui use ici d’hypotypose). C’est que la diction poétique est un langage dans le langage.

LE VERS

En ce qui concerne la versification, et plus particulièrement l’alexandrin chez Baudelaire, la répartition des accents toniques est essentielle : plus ou moins régulière, c’est elle qui détermine le rythme. Entre deux accents toniques, en effet, il existe un certain nombre de syllabes qui forment une sorte de mesure de base, et l’agencement de ces mesures, comme dans une partition musicale, est à la base de la mélodie des vers – qui elle-même « orchestre » leur signification.

Il est donc nécessaire de repérer ces accents. Prenons le cas d’un alexandrin régulier :

  • Un premier accent, facile à trouver, se trouve forcément placé sur la rime, dernière syllabe du vers (le -e muet des rimes féminines ne comptant évidemment pas).
  • La césure à l’hémistiche, c’est-à-dire la coupe qui délimite (normalement) la première moitié du vers, nous indique qu’il y a un accent sur la sixième syllabe de l’alexandrin. Ainsi, dans ce vers régulier de « La Cloche fêlée », nous n’avons aucune difficulté à reconnaître les accents placés sur la sixième et la douzième syllabe :

Bienheureuse la clo
che // au gosier vigoureu
x

Il reste alors à trouver les deux autres accents du vers, qui se trouvent dans les deux autres mots constitutifs de ce vers, « bienheureuse » et « gosier ». Cela donne un alexandrin parfaitement régulier, accentué toutes les trois syllabes, et composé de quatre mesures (3-3-3-3) :

Bienheureu
se la clo
che au gosie
r vigoureu
x

Cette régularité du rythme se retrouve chaque fois que le poète évoque un tableau harmonieux, comme dans ces vers du « Reniement de saint Pierre » :

Rêvais-tu
de ces jou
rs si brillan
ts et si beau
x

Où tu vin
s pour rempli
r l’éterne
lle prome
sse ?

  • à partir de ce schéma régulier (quatre accents ; quatre mesures de trois syllabes), il peut se produire de légères variations dans le compte des groupes syllabiques : on trouvera couramment les répartitions 3-3-2-4, 2-4-4-2 ou 4-2-3-3, etc. Puis on rencontrera des modifications plus sensibles, toujours destinées à quelques effets expressifs : accentuation d’un vers sur la première syllabe (le second groupe syllabique comptant alors 5 syllabes), accumulations d’accents dans un vers haché, déplacement de la césure (coupant le vers en hémistiches inégaux). Voici d’autres exemples pris dans Les Fleurs du Mal :

→ Mise en valeur d’un mot accentué en début de vers, ou au début du second hémistiche :

Va
lse mélancoli
que et langoureu
x verti
ge !
(« Harmonie du soir »)

Sur mon crâ
ne incliné
plan
te son drapeau noi
r
(« Spleen » n°78)

→ Symétrie très intentionnelle des groupes syllabiques (2-4-2-4) :

Ô toi
que j’eusse aimé
e, ô toi
qui le savai
s !
(« à une passante »)

→ Accumulation de mots et d’accents, avec rythme croissant :

Hai
ne, frisson
s, horreu
r, labeu
r du
r et forcé
(« Chant d’automne »)

→ Déplacement de la césure (placée après la quatrième syllabe) :

Et les moins so
ts, // hardis aman
ts de la démen
ce
(« Le Voyage »)

→ Réduction du vers à trois mesures, avec seulement trois accents :

Chacun plantan
t, comme un outi
l, son bec impu
r
(« Voyage à Cythère »)

Ce dernier vers est précisément un trimètre, mis à l’honneur par les romantiques : il comporte deux césures, avec les accents toniques à la quatrième et huitième syllabe.

N’oubliez pas, dans le compte des syllabes à l’intérieur du vers, la règle du -e muet : lorsqu’un mot se termine par un -e muet, celui-ci se prononce lorsqu’il est suivi d’un mot commençant par une consonne, mais s’élide (tout en restant écrit) lorsqu’il est suivi d’un mot commençant par une voyelle. Voici par exemple le découpage en 12 syllabes d’un vers précédemment cité (nous mettons entre parenthèses le « e » qui s’efface) :

Sur
1
/ mon
2
/ crân(e)
3
/ in
4
/ cli
5
/
6
// plan
7
/ te
8
/ son
9
/ dra
10
/ peau
11
/ noir
12

Notons aussi que l’accentuation n’est pas seule à déterminer le rythme de l’alexandrin ou d’autres types de vers. La ponctuation (tirets, virgules, points de suspension ou d’exclamation), ou encore les rejets et enjambements, jouent un rôle décisif.

Enfin, il faut souligner que le lecteur garde une certaine liberté dans la diction des vers. Il peut détacher certains mots ou rétablir des accents secondaires, en fonction de son expressivité propre, et sans trahir la pensée de l’auteur. Ainsi, le vers qui clôt « à une passante » (cité plus haut) peut être dit en faisant porter l’intonation sur le « ô » vocatif, et aussi en soulignant « j’eusse » pour faire sentir toute l’irréalité de ce conditionnel, ce qui oblige à prononcer l’ensemble du vers avec une certaine lenteur, comme suit :

Ô
toi
– que j’eu
sse aimé
e, ô
toi
– qui le savai
s !

(Extrait de L’Intelligence de l’explication de texte, pp. 304-306, Ellipses, 2005)



(Jeudi du Songeur suivant (98) : « LE RÉALISME EST LE BON SENS DES SALAUDS (Bernanos) » )

(Jeudi du Songeur précédent (96) : « BLABLACAR », OU L’ART DE DISSERTER… )