Tout commença dans la pharmacie voisine, pour cet Octogénaire picard qui, se sentant bien portant, disait à la moindre occasion : « Je n’ai pas à me plaindre. »
Il était venu se procurer son vaccin antigrippe, un beau jour de novembre. Mais sa carte vitale, démagnétisée, s’avéra ce jour-là hors service.
— Quand avez-vous utilisé cette carte pour la dernière fois ? lui demanda la nouvelle Pharmacienne, d’un air soupçonneux.
— Eh bien, l’an dernier, au mois d’octobre.
— L’an dernier ? Mais cela fait plus de douze mois !
Le Vieux acquiesça, avec un petit sourire.
La Pharmacienne le regarda en deux fois, subodorant quelque mystère inavouable :
— Vous ne prenez donc rien ? Vous n’êtes pas sous traitement ?
— C’est-à-dire que… je ne suis pas malade.
— Comment, vous n’avez pas de suivi médical ?
La question, résonnant dans l’officine, surprit le Vieux, soudain coupable.
— C’est-à-dire qu’en fait, je... je suis en bonne santé, se risqua-t-il à dire.
— Sans doute, mais mieux vaut prévenir que guérir. La prudence…
— Je sais, je vous remercie, mais bon… ça va, ça va. Je n’ai pas à me plaindre. Je suis, comme qui dirait, un homme heureux.
— Ah oui ? Enfin, tant mieux pour vous !
L’air contrarié, la Pharmacienne rechercha dans son ordinateur les coordonnées du vieil homme, et s’exclama enfin, soulagée :
— Ah, je vous retrouve !
Le Vieux se sentit redevenir normal, et la remercia de se soucier de son existence.
— Tenez, dit-elle, en lui remettant le vaccin. Et n’hésitez pas à consulter. Tout se soigne.
Et tandis qu’il s’apprêtait à sortir, légèrement troublé, elle crut bon de lui donner l’adresse d’un nouveau médecin qui venait d’intégrer le Cabinet médical tout proche :
— C’est un Spécialiste, fit-elle sans autre précision. Il a très bonne réputation.
Le Vieux, qui n’avait aucune envie de se rendre « chez le docteur », s’apprêtait à semer en chemin la carte du « Spécialiste », lorsqu’il s’aperçut qu’il passait justement devant le Cabinet médical. Après tout, pourquoi ne pas consulter, s’il y avait de la place ? Cela ne coûtait rien.
Il entra. Exceptionnellement, il n’y avait que deux personnes dans la salle d’attente. La Secrétaire médicale l’informa que le nouveau docteur était en fait généraliste, mais qu’il bénéficiait d’une solide formation en gériatrie qui lui valait l’appellation de « Spécialiste ». Voilà qui était de bon augure. « En plus, il est très psychologue », lui confia la Secrétaire.
Le Vieux attendit un quart d’heure. Des portes s’ouvraient et se fermaient sur des blouses blanches passant dans le couloir. Puis ce fut l’appel sonore de son nom, et il se retrouva devant l’éminent médecin à la fois généraliste et gérontologue expert. Un professionnel qui, à moins de trente ans, en savait davantage sur les Vieux que ceux-ci n’en savaient sur eux-mêmes.
Sous ses lunettes scrutatrices se devinait un regard compatissant.
— Qu’est-ce qui vous amène, mon brave ? dit-il, sans écouter la réponse.
— Oh, rien, Docteur, je…
— Nous allons voir cela.
Le Spécialiste se leva, prit la tension du Vieux, le tapota un peu partout, huma sa sueur acide, l’interrogea sur sa toux, ses crachats, ses urines, lui conseilla une analyse de sang dont il lui signa l’ordonnance, et puis reprit la question :
— Alors, qu’est-ce qui ne va pas ?
Intimidé, le Vieux redit ce qu’il se sentait être.
— Eh bien, à vrai dire, je ne vais pas mal, je… je vais même bien, je n’ai pas à me plaindre.
— Je vois !
— C’est la nouvelle pharmacienne qui m’a conseillé de…
— Oui, je sais, elle me l’a dit.
— Ah bon ?
— C’est une pro. Elle se soucie du suivi de ses clients.
— Justement, je l’ai rassurée. Je lui ai dit que tout allait bien.
— Mais encore ? Vous êtes tout de même là, dans mon cabinet.
— Vous savez, quand on voit ce qu’on voit, on se dit souvent qu’on a de la chance, et que, finalement, on est plus heureux qu’on ne croit.
— Vous êtes heureux ?
— Oui… Enfin oui.
— Vraiment ?
Le Vieux se tut. Le Spécialiste prit alors sa respiration, jeta sur le patient qui se taisait son étonnant regard scrutateur, et ajouta, non sans la retenue que requiert la déontologie :
— Vous êtes heureux, ou vous croyez l’être ?
L’interrogation sembla se prolonger indéfiniment dans la pièce… jusqu’à ce que le Vieux, décontenancé, se sentit répondre ce qui lui parut une énorme bêtise à mesure qu’il l’énonçait :
— Mais c’est la même chose !
— Quoi ?? fit le Spécialiste, d’un air triomphal.
C’est qu’il diagnostiquait enfin chez son client ce qu’il avait flairé dès le début de l’entretien : un bon gros syndrome d’euphorie sénile.
Non sans une certaine ivresse, le Docteur livra alors le fond de sa pensée. Il dressa aux yeux du Vieux éberlué la liste des nouvelles maladies qui contaminent les gens aujourd’hui, puis allégua les malheurs qui frappent les moindres personnes de son propre entourage, et puis, élevant le débat, évoqua puissamment l’ampleur des fléaux qui assaillent notre planète jour après jour.
Le Vieux, sidéré, le contemplait les yeux grands ouverts, comme découvrant enfin toute la misère du monde.
— Est-ce que vous vous rendez compte ? disait fortement le Spécialiste, pour guérir son patient de tout optimisme imbécile.
Le Vieux toussa, fit « Hum ! », et demeura silencieux.
— Et je ne parle pas de ce qui pourrait vous arriver à vous-même, renchérit le Spécialiste. Pardonnez-moi de vous le rappeler : vous êtes mortel ! Vous n’ignorez pas que désormais, votre avenir n’est plus tout à fait devant vous ! Des métastases, peut-être, migrent déjà dans votre corps, et qui sait si vous ne couvez pas un cancer généralisé ?
— Ça, dit le Vieux d’un ton conciliant, nous devons tous y passer un jour ou l’autre !
— Je ne vous le fais pas dire !
Il y eut un silence. Le Vieux acceptait l’idée de la mort et en même temps persistait dans son euphorie sénile ! C’était désespérant.
« Il est à la fois dans l’acceptation et le déni de réalité » se disait le Spécialiste. Comment l’en guérir ? Cela méritait une ultime estocade :
— Et votre Vieille ? Pas de douleurs ? Et vos enfants ? Pas de divorce, pas de chômage ? Et vos petits-enfants ? Pas de handicaps ou de difficultés scolaires ? Ça va vraiment comme vous voulez ?
— Ben… on n’a pas à se plaindre…
— Vraiment ? Et alors, vous vous croyez heureux ? Et vous le croyez au point de vous en donner l’air ? Est-ce vraiment respecter vos semblables ?
Le Vieux eut un recul significatif. Il ne voyait pas où le Spécialiste voulait en venir. Ce que perçut immédiatement le bon médecin, lequel enchaîna :
— N’avez-vous jamais pensé, mon ami, qu’en paraissant heureux vous insultez la souffrance d’autrui ?
— Comment cela, Docteur ?
— Mais c’est tout simple. Imaginez que je sois malheureux au moment même où vous vous montrez euphorique : votre illusion est une insulte à ma réalité !
Le Vieux peinait visiblement à suivre le raisonnement du médecin.
Celui-ci reprit :
— En paraissant heureux, vous me révélez que je ne le suis pas ! Comprenez-vous ? En vous disant cela, je ne parle pas de moi, bien sûr, moi ça va, je gagne correctement ma vie. Mais il vous faut penser à toutes les personnes qui souffrent sans que vous le sachiez, et que la vue de votre bonheur humilie.
— Ça alors ! fit le Vieux.
— C’est ainsi ! Quand vous vous dites heureux et que vous en avez l’air, quand vous vous croyez heureux et que vous l’êtes, est-ce que vous vous rendez compte à quel point votre attitude peut être handicapante pour les autres ?
— Pourtant, Docteur, il est vrai que je n’ai pas à me plaindre !
— Peut-être, mais si vous osez le dire, vous manifestez une indifférence blessante.
— Mais ce n’est pas de ma faute, si je suis heureux !
— Dans ce cas, on se cache. On ne la ramène pas. On prend l’air morose, et on se plaint avec tout le monde. Sinon, vous êtes complice de vous-même, vous accroissez le mal être autour de vous, et ce n’est pas très joli, permettez-moi de vous le dire !
Il y eut encore un long silence. Une mutation profonde semblait s’opérer dans le for intérieur du Vieux. Il sentait pour la première fois son bonheur vulnérable. Il comprenait que la seule façon de le sauver était de le cacher, et d’abord de se le cacher à lui-même. Mais comment faire ? Et sa Vieille comprendrait-elle ?
— Que dois-je faire, Docteur ? demanda-t-il enfin, douloureusement.
— Oh, répondit modestement le Spécialiste, je n’ai pas trop de conseils à vous donner. Tout au plus quelques ordonnances.
— On peut commencer par les conseils…
— Je n’en ai qu’un : intéressez-vous davantage au malheur des autres. Soyez-en peiné. Regardez les actualités chaque midi et chaque soir à la télévision. Méditez sur les tragédies du monde auxquelles vous ne pouvez rien. Plaignez-vous auprès de vos voisins, et que cela, si possible, vous aide à ne plus arborer cet air heureux qui accentue leur pessimisme.
— Je le faisais déjà un peu, dit le Vieux, humblement.
— Persistez, je vous prie, dans cette noble conduite.
— Et s’il m’arrive, malgré moi, d’éprouver tout à coup une sensation de joie, ou le simple plaisir de me sentir bien dans ma vieille peau ?
— En ce cas, je puis vous ordonner quelques médicaments efficaces.
— Il en existe donc ?
— Tout à fait. Ce sont simplement les pilules dépressives. Il suffit d’en prendre une de temps à autre, le matin. À condition de ne pas en abuser, bien sûr.
Le Vieux repartit soulagé de chez le médecin, repassa à la pharmacie, et entreprit si bien d’avoir l’air malheureux pour ne pas trop peiner les hommes, que lorsqu’il s’endormit, quelques mois plus tard, dans la paix de la mort, ce fut avec la sublime satisfaction d’avoir su échapper à cette plénitude du bonheur qui affecte toujours ceux qui ne le partagent pas.
Le Songeur (28-04-2016)
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