Le narcissisme ne date pas d’aujourd’hui : de tout temps, l’être humain a éprouvé le besoin et le plaisir de s’ad-mirer.
Il ne s’agit pas non plus d’un mal absolu : vous avez droit de vous aimer vous-même, c’est entendu, « parce que vous le valez bien »…
On peut toutefois s’interroger sur les nouvelles modalités de ce phénomène humain, bien différentes de ce qu’était le narcissisme d’il y a un siècle, ou même d’un demi-siècle. Si j’avais à dresser un parallèle entre la jeunesse narcissique d’alors et celle des années 2000, quitte à grossir les traits, voici ce que je dirais :
Vers 1950, pour l’adolescent qui se cherchait, il était rassurant de se « reconnaître » dans son miroir comme une Unité et un Tout, à la façon de Dieu même. C’était illusoire, on le savait, mais cela faisait du bien sur le moment. Les moralistes nous mettaient en garde contre cet amour fétichiste, en dénonçant L’Erreur de Narcisse (Louis Lavelle, 19391), qui fige ce dernier dans la fascination de son reflet, sublimé mais menteur. Cependant, sans trop tomber dans l’autosatisfaction, on pouvait partir de cet étonnement devant le moi-image, le moi-photo, pour s’interroger sur le mystère du moi, sur la contradiction entre l’être et le paraître, etc. On adhérait à la parole du Petit Prince : « L’essentiel est invisible pour les yeux. » On n’ignorait pas que le « visible » n’est souvent qu’une illusion d’optique.
Marquée par l’imaginaire du portrait classique, la photo de soi cherchait moins à saisir la fugacité d’un instant que la permanence d’une identité. L’image obtenue faisait date, elle s’inscrivait dans une durée. Elle marquait les étapes d’un devenir, elle n’était pas le « tout moi » que certains croient posséder dans les photos prises d’eux-mêmes. Si narcissisme il y avait, il restait centré sur « l’essence » que recelait cette apparence non encore fétichisée. L’image de soi, privée ou officielle, le plus souvent inscrite dans une vie familiale, passagère sans doute, mais prête à l’encadrement pour le souvenir, servait surtout de repère temporel. On la regarderait encore longuement, plus tard… On avait le Temps, donc la distance. On ne confondait pas l’image avec ce qu’elle « représente », le réel visible.
En 2015, l’esprit dans lequel chacun peut « cliquer » sur tel ou tel appareil pour obtenir aussitôt une photo de soi (seul ou avec d’autres) semble tout autre. Cet esprit est en effet colonisé par trois traits de l’idéologie ambiante, soulignés par divers analystes, et que l’on peut schématiser en trois axiomes :
1/ Voir, c’est croire. Parce qu’elle est omniprésente dans notre « modernité », l’image n’est plus la simple reproduction du visible : elle devient la toile de fond du « réel » lui-même auquel on doit se fier : elle lui donne sa pleine dimension. Nos yeux ne voyant plus le monde que par écrans interposés, le « visible » naturel a cédé la place aux visuels sociaux. La « visualité », c’est la réalité. Il faut croire en l’image pour adhérer au réel. Et réciproquement, il faut se faire image pour être cru, pour exister, y compris à ses propres yeux. Chacun s’assure de sa réalité en se démultipliant alors aux yeux d’autrui. Ses contacts sont appelés à ratifier d’un regard complaisant (« j’aime ça ») ce moi-image, sous toutes ses formes, qu’il leur envoie. Les images de soi (s’auto-photographiant), du couple qui s’ébat (en s’auto-filmant), du groupe lui-même qui s’éclate (en s’auto-exhibant), finissent par nourrir un narcissisme collectif, mutuel, addictif, où l’exhibition de chacun fusionne avec le voyeurisme de tous. Et cette autoconsommation délirante, mise en scène au quotidien sur les réseaux dits sociaux, est vécue comme l’existence réelle par tous ceux qui la partagent, ou croient devoir y souscrire.
2/ La vie, c’est l’instantané. Si le fil du Temps pouvait être vécu autrefois comme la flèche d’un devenir, le chemin d’un projet à accomplir, aujourd’hui, il est de plus en plus senti comme une simple succession de moments sans suite, qu’il faut saisir dans l’intensité de l’instant. « L’essentiel, dit-on dans les médias, c’est de croquer la vie à pleines dents ». Celui qui ne happe pas « l’instant qui passe » le manque définitivement.
Le drame, c’est que celui qui s’y précipite ne fait que reculer le problème. Plus on s’éclate dans l’instant qui passe, puisqu’il passe, plus vite on se retrouve démuni une fois l’instant passé. Il faut recommencer ! Cela s’appelle la tyrannie de l’immédiateté. Elle inflige à ses sujets le plus cruel des supplices, puisque l’acmé de l’instant est indissociable de son obsolescence. Plus vite Sisyphe monte au septième ciel, plus tôt il retombe au bas de la montagne. Comment le « moi » peut-t-il exister pleinement dans l’éphémère ? Eh bien, en se faisant immédiatement image, multiplicité d’images, prouvant la réalité de son existence en divulguant aussitôt les photos qui l’attestent à l’ensemble de ses contacts.
3/ Tout est « produit ». Dans notre monde, où tout est marchandise, le « produit » est aux yeux des enfants le maître de la réalité, la nature première. La « nature » est d’ailleurs elle-même un produit (« bio » si possible). La beauté naturelle ne saurait être telle sans l'apport de « produits de beauté ». L’identité est ainsi pour l’adolescent un produit, que lui confèrent les marques qu’il exhibe (« Ma Corsa, c’est moi », « Deviens ce que tu es »). Et lorsqu’il se fait image, cliquant sur son appareil numérique, il devient aussitôt le sous-produit de son merveilleux produit. Tel un acteur jouant le rôle de son « moi », il se produit instantanément sur la scène fantasmatique de son public d’amis et de contacts. Je me clique, donc je suis. Mais cette illusion d’être soi ne dure qu’un moment. Elle pousse à réopérer les prises de vue sur soi pour s’assurer de son existence. On commence par « se » prendre en photo, puis on en vient à se prendre pour sa photo. D’où la vogue des auto-photos ou « selfies »2, qui fait rage dans les familles, dans les lycées, et les « réseaux sociaux ».
Il fut un temps où l’on avait conscience de devoir se construire, en cheminant patiemment vers un idéal de vie, et l’on appelait cela : devenir adulte.
Aujourd’hui, l’existence est bien plus commode. Pour « se construire », il suffit de « se produire », l’espace d’un clic. Mais compte tenu de l’émiettement des instants, le « moi » s’y pulvérise à un tel point qu’il ne s’atteint jamais. On s’auto-aliène en s’autoproduisant. On se consomme et se consume dans cette illusion.
Et l’on finit par tomber dans le piège du regard des autres, de leur chantage et de leur harcèlement, qui peut conduire au suicide3.
Le Songeur (21-04-2016)
1 http://classiques.uqac.ca/classiques/lavelle_louis/erreur_de_narcisse/erreur_de_narcisse.html (Texte intégral)
2 Sur cette mode, cf. Wikipédia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Selfie
(Jeudi du Songeur suivant (95) : « PETITE HISTOIRE DU VIEUX QUI SE CROYAIT HEUREUX »)
(Jeudi du Songeur précédent (93) : « UN NOUVEAU PIANISTE »)