Je rêvais. Dehors, la tempête régnait sur la ville. Impossible de dormir : j’étais dans l’attente sans pourtant rien attendre. Et c’est alors qu’on sonna à ma porte.
Sans l’once d’une hésitation, je suis allé ouvrir.
C’était Noémie !
Toute droite dans la nuit et la pluie, l’air décidé, me toisant d’un œil sombre.
« C’est bien vous, Monsieur, qui avez l’autre jour… »
Dans mon trouble, devinant ses paroles plus que je ne les entendais, j’eus à peine le temps de balbutier un « oui » évasif… que je reçus une violente paire de gifles.
Abasourdi, je crus un moment devenir aveugle. Et quand je rouvris les yeux, je n’avais plus devant moi qu’une place désertée. Une Voix se fit alors entendre dans les hauteurs nocturnes :
« Il est temps d’arrêter les frais, jeune homme ! ».
Qu’avais-je donc fait ?
Une lueur me traversa : je m’étais laissé prendre au piège des mots.
J’étais tombé dans la Littérature !
*
Ce Songe a sa raison d’être, mais il n’a pas eu lieu. Je ne l’ai imaginé, chères lectrices / chers lecteurs, que pour vous appâter par un titre accrocheur. Et pouvoir m’expliquer enfin sur ce que j’ai voulu faire, et sur ce que j’ai fait sans le vouloir, lorsque j’ai relaté l’épisode intitulé « Noémie », le 18 février dernier.
En rapportant ce dont j’avais été réellement témoin, dans le train de banlieue qui me ramenait chez moi, – ces pleurs d’une collégienne, suite à une probable déception amoureuse –, j’avais un peu oublié que cette évocation s’inscrivait dans un archétype littéraire : la rencontre que l’on fait (ou ne fait pas) d’une personne qui emporte avec elle son mystère, et l’émotion qui s’ensuit, notamment quand ce mystère est douloureux.
D’où mon étonnement devant les réactions des lecteurs. Ils se demandaient si je n’avais pas tout inventé, ou du moins jusqu’à quel point. Plusieurs ont ainsi cru devoir écrire une suite, ou une autre version de cette « histoire ». Mon récit les laissait sur leur faim littéraire. Il fallait qu’il y eût une rencontre effective entre « Noémie » et le « narrateur ». La compassion devait déboucher sur une consolation. D’où le texte généré par un ami, lui-même grand-père (cf. Jeudi 87). Et d’autres suites qui eussent pu être imaginées…
Ma surprise, c’est que je n’avais nullement l’intention de « faire de la littérature », lorsque j’ai retracé ce qui (m’) est arrivé, ce soir-là, dans ce train. J’ai décrit de la façon la plus factuelle possible ce à quoi j’avais assisté. Je me voulais objectif, tant dans la précision des détails que dans l’exactitude du ressenti. Ni trop ni trop peu : surtout ne rien ajouter au réel.
Mais voilà : en croyant sacrifier tout élément superflu à la rigueur du témoignage, j’étais effectivement tombé dans le piège de la littérature. Et plus précisément, dans cette illusion réaliste que, par ailleurs, je dénonce si souvent !
Vouloir dire seulement : j’ai croisé le destin d’une jeune fille qui pleurait et cela m’a ému, c’est fatalement choisir une façon de dire (parmi d’autres), dont l’artifice est effectif même s’il n’est pas conscient. Car le refus de l’artifice est encore artifice.
Ainsi, plus je soignais la factualité de ma rédaction, plus j’affinais à mon insu sa littérarité...
Qu’on le veuille ou non, le simple emploi du « style télégraphique » est lui-même un choix littéraire.
Tout est littérature, avec ou sans rature.
*
Tout est littérature, mais il y a des degrés. La teneur littéraire d’un article est à l’évidence sans commune mesure avec celle de la « poésie pure ». Mais entre les deux, une gradation insensible semble s’opérer, que l’on peut baliser hâtivement comme suit :
*
Revenons maintenant à « Noémie ».
Le premier acte (premier jet) se voulait pur témoignage, quoique déjà littérature en puissance.
La suite écrite par Michel C., légèrement retouchée pour s’inscrire dans la logique du début, se voulait délibérément littéraire (comme toute réécriture). Notons en passant qu’elle a, ce faisant, modifié la nature du récit originel. Tout texte est un système régi par la loi des systèmes : le moindre élément qu’on y ajoute le modifie dans son ensemble. En l’occurrence, tout se passe comme si les deux « chapitres » successifs avaient été conçus dés le départ (ce qui est faux). Le second texte, en fantasmant la rencontre entre le personnage-narrateur et Noémie, a inversé le sens du premier ; les personnages ne sont plus les mêmes (« Noémie » devient « Clara », le narrateur est devenu un autre grand-père, qui se dit prof d’informatique). Les personnages échappent à leur auteur…
Mais c’est là une règle générale : tous les textes sont ouverts. Même les « classiques » que la consécration littéraire a figés en objets d’étude scolaire. Un lecteur qui n’est pas du monde ou du temps vécus par l’auteur ne lira jamais le texte de ce dernier tel que celui-ci l’a sciemment écrit : le réel de référence a changé, les mots ont pris de nouvelles connotations. Lire, c’est trahir, exactement comme l'on dit: « Traduire c'est trahir. » Car lire, c'est traduire pour soi. Chaque fois qu'on relit un même texte, on s'en offre une nouvelle version, fidèle sans doute, mais autre tout de même. Il y a toujours dans le subconscient du lecteur une négociation entre ce qu'il veut lire et ce que lui donne à lire l'auteur. Leurs imaginaires se confrontent et s'enrichissent sans fin. Si bien qu’en littérature, à ses divers niveaux, toutes les mutations semblent autorisées dès qu’on reprend ou prolonge un texte préexistant.
Les suites de « Noémie » s’avèrent ainsi multiples.
On peut par exemple reprendre l’histoire du point de vue de l’héroïne qui, sur le moment, ne voyait rien de son entourage, mais qui, après coup, se remémore ce vieux Monsieur qui la regardait étrangement, avec toutes les suspicions de mise dans un monde où règnent les prédateurs de tout âge...
On peut encore imaginer qu’elle a trouvé sur notre site la relation de son histoire, ou qu’une de ses amies l’a diffusée sur « Facebook ». C’est alors que Noémie, ulcérée par cette violation de sa vie privée, se met en quête de l’auteur, retrouve sa trace, sonne à sa porte en pleine nuit, et lui assène pour le punir une paire de baffes en pleine tronche.
Mais on peut aussi sortir du réel trivial, et s’interroger sur le mystère des empathies qui soudain se révèlent entre certains êtres. N’y a-t-il pas de ces âmes sœurs, malheureuses mais immortelles, qui sont vouées depuis la nuit des temps à s’incarner dans des êtres différents, qui parfois se reconnaissent à leur insu, mais toujours s’échappent l’une à l’autre, parce que tel est leur éternel destin ?
Tout est possible ! Il suffit d’inventer.
Tout est possible. Il suffit d’apprendre à écrire.
Apprentissage qui se poursuit jusqu’à la Mort, puisqu’on n’écrit jamais que contre Elle, la Charogne.
Le Songeur (17-03-2016)
(Jeudi du Songeur suivant (90) : « L’IDÉOLOGIE PUBLICITAIRE »)
(Jeudi du Songeur précédent (88) : « DÉSACRALISER SANS PROFANER… »)