L’un de mes jeunes amis, découvrant récemment une séduisante image parue dans le Figaro Madame (23-12-2015), s’est senti « interpellé » par sa signification. Voici ce chef d’œuvre :
Incontinent, j’allais prendre la plume pour rassurer mon ami sur le caractère bien banal de ce spectacle haut de gamme, en lui expliquant que le « tube » de Madame Figaro (qui ne l’habille sans doute qu’après l’avoir déshabillée), devait être reçu par les lecteurs comme une représentation symbolique de son jeune époux. Et c’est alors que je me souvins d’une antique analyse parue dans Le Monde, qui me parut susceptible d’apporter quelque lumière à la question. Et que voici :
« Le complexe de castration, selon Freud, consiste pour les garçons à redouter de perdre ce qu’ils ont et, pour les filles, à se ressentir comme privées de ce qu’ont les garçons. D’où une absence essentielle qu’elles chercheraient à nier ou à compenser.
Une thèse aussi radicale n’a pas manqué de frapper le génie publicitaire, pour qui toute frustration est l’occasion de greffer un désir d’achat. Ce dont les femmes manquent par nature, se sont-ils dit, nous allons le leur offrir symboliquement à travers les produits que nous voulons leur faire acheter. Des psychologues ont aussitôt apporté leur aide à cette œuvre de salubrité mentale publique. Et c’est ainsi que nombre de publicités promettent aux dames, sans le leur dire, le phallus salvateur dont elles sont censées rêver sans le savoir. Qu’on en juge.*
Dans un spot radiophonique, le déodorant Williams est célébré de bien curieuse façon : « Je l’ai dans la peau, il ne me quitte pas de la journée », annonce une voix féminine dont l’austérité puritaine n’est pas le caractère le plus marquant. Elle précise même – l’érotisme est technique ou il n’est pas : « On ne risque pas de le mettre à côté… il suffit… directement sur la peau… une fois pour toute la journée. » À chacune donc de s’offrir ce bâton de jeunesse : « Le déodorant Williams, la fraîcheur en stick. »
Le shampooing « Longueurs et pointes » a une très intéressante dénomination. On nous l’explique, techniquement, par les bienfaits que le produit apporte aux cheveux : il leur procure « une gaine protectrice jusqu’à la pointe ». À quoi il faut ajouter que le col du flacon, particulièrement allongé, semble lui-même imprégné de « longueur pointue ». Or, ne voilà-t-il pas, à la fin du spot, qu’une boucle de cheveux (symbole de la femme) vient s’enrouler autour du goulot. Que signifie donc cette harmonie calculée ?
La publicité des soutiens-gorge Dim nous fait assister à un étonnant ballet aérien. Surgissant d’un sol vaporeux, des femmes en slip jaillissent dans l’air, la poitrine tendue vers le ciel. Elles retombent à peine, flottent dans les nuées, puis rejaillissent plus haut, indéfiniment. Ces envols, ces élans sont sans mesure avec le thème de la légèreté qui leur sert de prétexte. Tout se passe comme si, par magie, ces soutiens-gorge à réaction permettaient de vaincre la pesanteur. Le beau rêve ! Or, dit Freud, « les rêves dans lesquels le vol joue un rôle important doivent être interprétés comme ayant pour base le phénomène de l’érection […] Ne m’objectez pas le fait que les femmes peuvent également rêver qu’elles volent. Rappelez-vous plutôt que nos rêves veulent être des réalisations de désirs, et que le désir conscient ou inconscient d’être un homme est très fréquent chez les femmes. » La thèse freudienne transparaît tout à fait clairement dans son utilisation publicitaire.
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On peut accumuler les exemples où le phallisme, sous ses diverses formes et propriétés, est destiné à appâter les acheteuses qui souffriraient de manques à compenser. Il y a quelques années, le parfum Audace de Rochas, avec son bouchon de verre en forme de gland, était l’objet d’un véritable culte phallique (mains de femmes jointes, en cercle, autour du flacon précieux) : l’audace n’était pas dans le parfum (les clientes l’ignoraient évidemment), mais qu’importait le parfum pourvu qu’on ait le flacon…
Dans le spot Obao, c’est la protagoniste elle-même, dans la transparence de sa baignoire, qui arbore une rectitude phallique au beau milieu de son bain moussant, sans doute pour signifier les possibilités qu’apporte le produit à l’auto-érotisme latent des baigneuses (Soyez douce pour votre corps). La forme des flacons, des bâtons de rouge (ou « stylos à lèvres ») de ces divers produits féminins ne suffit évidemment pas : il faut voir leur traitement par l’image, l’atmosphère plus ou moins sensuelle, les ambiguïtés de sens du message, etc., pour bien comprendre à quel point ce phallisme est recherché, dans sa version plaisir (produits de beauté), ou dans sa version puissance (nettoyants domestiques). Que Freud ait eu ou non raison, les publicitaires en quête d’efficacité appliquent sans vergogne ses leçons.
Bien des spectatrices sentent d’ailleurs confusément l’ambiguïté de tels messages. Mais n’imaginant pas à quel niveau on veut les flatter, elles n’osent y voir ce qui y est. Ce n’est pas un hasard. Les spots ou les affiches sont précisément étudiés pour suggérer sans (trop) montrer. Il ne faut pas rater sa cible en la « choquant ». Le conditionnement de l’inconscient doit rester inconscient pour agir. Les publicitaires avisés prennent alors soin de joindre du rationnel au suggestif. Il faut, dit l’un d’eux, « équilibrer le langage des symboles, qui s’adresse au pôle irrationnel du désir, et un contenu informatif loyal qui sécurise la raison. » Bien au-delà de l’érotisation visible des produits, on se livre à un conditionnement sexuel inconscient couvert par les arguments explicites du discours, ceux-ci servant à détourner l’attention de celui-là.
Les uns diront qu’ils ne font que refléter et utiliser des tendances qui leur préexistent dans le sacrosaint inconscient des foules : mais quel que soit l’inconscient, et quelles que soient les foules, cela n’a jamais justifié la démagogie de l’inconscient et la flatterie des foules. Les autres objecteront peut-être que les théories de Freud étant discutables, l’application qui en est faite ne risque guère d’influencer les intéressées.
À moins qu’à l’inverse, l’imprégnation publicitaire ne rende au père de la psychanalyse le service posthume de modeler l’inconscient féminin selon l’image qu’il s’en faisait… »**
De quoi donner à Monsieur Figaro longuement à songer…
Le Songeur (25-02-2016)
* En cliquant sur les liens en bleu, on pourra voir ce qu'il en est…
** « Le phallisme au féminin » (Le Monde le 28-01-1979)
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