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Les Jeudis du Songeur (80)

CONFIANCE, ESPOIR, ESPÉRANCE…

Je riais, l’autre soir, en songeant au PDG d’EDF qui déclarait : « Nous sommes très confiants sur le fait que la cuve de Flamanville sera bonne pour le service. » (29-09-2015) Propos d’autant plus troublant que son auteur, le même jour, venait redire sa confiance d’un média à l’autre : « On est tout à fait confiants que la cuve montrera qu’elle n’a pas de problème. » (Europe 1) J’avais l’impression d’entendre une Béatitude nouvelle :

Heureux les nucléocrates qui croient en leurs cuves : ils périront rassurés !

En ce qui me concerne, je préfère accorder ma confiance aux personnes qu’aux cuves, — pour peu que ces personnes ne fondent pas leurs espoirs sur des cuves perméables. Certes, il est humain d’espérer, de faire confiance, quelle que soit la nature des problèmes qui se posent — techniques, politiques, relationnels, moraux. Mais il est judicieux, pour ne pas ajouter à la confusion du monde, d’accorder le langage à son objet. Et par exemple, en matière de technologie nucléaire, d’user de compétence plutôt que d’espérance ou de confiance, au lieu de masquer les insuffisances de l’une par la profusion des autres…

Ce qui nous amène à la petite question qui me tourmente : au fond, qu’est-ce qu’espérer ? Dans quel domaine user de ce vocable ? S’il vaut la peine de s’interroger, c’est que la synonymie des termes n’est pas exempte d’approximations.

Et pour définir ce que veut dire espérer, je reprendrais justement, dans le sillage de Bernanos, la distinction radicale qui mérite d’être opérée entre l’espoir et l’espérance.

L’espoir, si naturel, si quotidien, se veut réaliste (le pauvre !). Il « compte bien que », il table sur ceci ou cela, il escompte, il se donne des raisons, il se veut « raisonnable ». Il consulte, il se fonde sur les statistiques (à court terme), il dit « oui » à la réalité, il se veut optimiste, mais se montre, ce faisant, imbécile et rusé comme l’optimisme même (cet optimisme qui, dit Bernanos, ne cherche qu’à « se dispenser d’avoir pitié des hommes »).

Corollairement, dans cet ordre des réalités, l’espoir se mue aussi en un désespoir quotidien auquel on ne peut échapper (sauf à s’entêter dans l’imposture de l’auto-illusion). Comme la pendule de Brel, qui dit oui / qui dit non, la Réalité confirme ou infirme alternativement nos espoirs, de sorte qu’elle finit toujours par échouer dans la fatalité du dés-Espoir. Fatalité qu’on tentera vainement de fuir au moyen de ces palliatifs ordinaires que sont les pilules (antidépressives) ou les divertissements (médiatiques). Alors que pour sortir du désespoir, il faut « espérer » autre chose que de l’espoir. Il faut espérer d’Espérance.

L’Espérance, cette folie douce et tenace, a l’avantage d’être aveugle. Elle n’est pas bornée par les réalités visibles, qui empêchent notre saisie de ce qui se trouve au-delà d’elles. L’espérance ne voit pas, elle perçoit. Elle connaît le présent du futur. Elle pressent. Ce qui pour elle est tangible, c’est l’invisible, c’est l’intemporel. Son irréalisme délibéré l’amène ainsi à concevoir autant qu’à percevoir la nature Sur-Réelle de sa quête... C’est-à-dire, dans le meilleur des cas, la dimension spirituelle de l’avenir humain.

Il y a bien sûr des déçus de l’Espérance. Je pense à Baudelaire, dont la poésie désolée dépeint notre monde comme un « cachot humide »,

Où l’Espérance, comme une chauve-souris,

S’en va battant les murs de son aile timide

Et se cognant la tête à des plafonds pourris (Spleen)

On note au passage que cette Espérance engluée manifeste malgré tout sa grandeur et sa ténacité. Si elle est aveugle comme la chauve-souris, elle semble dotée d’une sorte de sixième sens qui continue de chercher une dimension autre en ce monde. Et si elle butte dans sa quête, elle ne l’abandonne pourtant jamais.

On trouve surtout, à plus forte raison, des fanatiques de l’Espérance érigeant (presque) celle-ci en suprême méthode Coué. Je pense cette fois, au Porche émouvant de Péguy, qui fait d’elle une petite fille espiègle et fragile, mais déterminée, capable d’opérer le Salut du monde en entraînant dans son sillage la Foi et la Charité, ces deux grandes Vertus théologales qui se trouvent être ses sœurs*.

Il n’est pas interdit d’aimer lire ces versets poétiques, mais non sans mêler à la ferveur qu’ils inspirent une certaine réserve. Mon trouble vient surtout de ce que l’éloge de la « petite fille Espérance » est prêté à Dieu. C’est Dieu qui, célébrant les trois vertus théologales, déclare soudain : « La foi ça ne m‘étonne pas… La charité, ça ne m’étonne pas. Ce qui m’étonne c’est l’espérance. ».

Ce mot me paraît si surprenant que j’ai envie de le prendre à la lettre. Lorsque Péguy écrit ceci en 1911, nous sommes à la veille de la première guerre mondiale. Dieu avait déjà de quoi s’étonner que l’Espérance humaine l’emporte sur les tristes réalités du cachot humide évoqué par Baudelaire. Mais un siècle plus tard, on ne peut s’empêcher de penser que l’étonnement de Dieu, s’il persiste, doit être reçu comme quelque peu sarcastique. Le cachot est en effet devenu marmite, cette marmite est bouillante, elle a tout d’une cuve prête à exploser…

L’heure n’est donc plus à l’étonnement, il est à la sidération ! Et si j’avais le don de l’homélie, j’oserais humblement renouveler l’évocation de Péguy comme suit :

« Ce qui me sidère, dit Dieu, c’est que des apprentis sorciers refusent de voir que leur monde va péter !

Ce qui me sidère, dit Dieu, c’est qu’ils ont confiance en leurs cuves.

Ce qui me sidère, dit Dieu, c’est qu’ils puissent encore se laisser mener par le bout du nez, en se fiant à la vieille fille Confiance !

Je n’en reviens pas. »

Dieu songea alors que la fin du monde était peut-être proche. « Ah ! Que le temps passe vite ! murmura-t-il. Même lorsqu’on loge dans les cieux… » Et pour mieux comprendre ce qui arrivait aux hommes, le Créateur se mit à relire Bernanos**.

Le Songeur  (14-01-2016)


* Extraits (Porche du Mystère de la Deuxième Vertu, Péguy, 1912) :

« Ce qui m'étonne, dit Dieu, c'est l'espérance

Et je n'en reviens pas.

Cette petite espérance qui n'a l'air de rien du tout.

Cette petite fille espérance.

Immortelle.

[…]

C'est elle, cette petite, qui entraîne tout.

Car la Foi ne voit que ce qui est,

Et elle voit ce qui sera.

La Charité n'aime que ce qui est,

Et elle aime ce qui sera. »


** « La plus haute forme de l’espérance, c’est le désespoir surmonté. » (La liberté pour quoi faire ? Bernanos, Pléiade Tome II, p. 1263).


(Jeudi du Songeur suivant (81) : « PASCAL EN CINQ POINTS… »)

(Jeudi du Songeur précédent (79) : « LA CORRUPTION DES MOTS KARCHÉRISÉE ! »)