Comme la Mathilde de Brel, un Rêve m’est Revenu !
À la poursuite de mes songes, j’avais un peu trop oublié la réciproque : ce sont parfois les rêves qui poursuivent les dormeurs, au fil des jours qui se font nuits.
Le 15 octobre dernier, vous vous en souvenez, j’avais cru liquider pour de bon la question de mon décès problématique, en regagnant ma « boîte de nuit » – je veux dire mon cercueil onirique – dans l’attente d’un réveil prometteur.
Eh bien, il n’en fut rien ! J’étais sans cesse repris dans les filets de ce songe, à l’endroit précis où j’avais cru m’en délivrer. Je croyais progresser dans mes quêtes nocturnes. Grave erreur : je revenais obstinément à mon point de départ ! Je me tournais et retournais dans ma couche mortuaire, agacé par le sentiment de n’avoir pas accompli une tâche de première importance, dont je ne me souvenais plus. Jusqu’à ce que cette idée fixe, qui me persécutait, se précise en fin en trottant dans ma tête : avais-je bien fermé le gaz, avant de me remettre au lit ?
Mon agacement était d’autant plus prononcé que la question devenait parfois « Où ai-je mis ma tabatière ? », ou encore : « Ai-je soufflé la chandelle de la cuisine ? », comme si j’eusse été hanté par des préoccupations de mon arrière-arrière-grand-père !
N’y tenant plus, je décidai, pour en avoir le cœur net, de me relever de ma couche funèbre. Personne ne m’observait. Je mis mes pantoufles. Silence. Je gagnai alors à pas de loup la salle à manger et le salon, que les invités aux agapes de mes obsèques avaient à peine désertés, sans d’ailleurs me laisser la moindre cuisse de poulet à la mayonnaise.
Puis je me dirigeai vers la cuisine, dans la pénombre, étonné de constater que je n’avais pas besoin de lampe pour déambuler dans notre appartement.
Et c’est alors que la lumière jaillit dans le couloir et qu’une exclamation lancée à voix basse me pétrifia : « Qu’est-ce que tu fais là ?
Je reconnus l’accent à la fois plaintif et irrité de mon épouse, visiblement dérangée dans son travail de deuil.
— Qu’est-ce que tu fais là, à cette heure ?
Je fis lentement volte-face, et crus en effet reconnaître ma fidèle moitié, telle que je l’avais quittée, le visage encore éploré, et si frêle dans sa chemise de nuit qu’elle me paraissait plus fantomatique encore que je ne l’étais moi-même.
Je ne sus quoi balbutier.
Normalement, notre tendresse aurait dû nous précipiter aussitôt dans les bras l’un de l’autre.
Mais la situation semblait régie par une loi immémoriale qui interdisait pareille étreinte : rien n’est permis entre un mort tout frais et une vivante non encore périmée.D’ailleurs, était-ce vraiment ma femme qui était en face de moi, et s’agissait-il réellement de moi qui devais lui répondre ? Impossible de le confirmer.
Nous étions peut-être des mutants piratés par des extra-terrestres !
Je doutais, j’avais honte, comme pris en flagrant délit d’oser vivre encore à l’ombre de la nuit.
Que nous arrivait-il ?
Je fis tout de même l’effort de justifier l’étrangeté de ma conduite :
— Je… j’étais venu… Je viens fermer le gaz, on ne sait jamais.
Mais c’était s’adresser à un mur d’incrédulité :
— Ah oui ? Tu viens fermer le gaz ?
— Oui, je viens fermer le gaz.
— Tu sembles oublier qu’il y a plus de 20 ans que nous avons le tout électrique !
— Je t’assure que j’ai dû me lever pour fermer le gaz, comme si une voix m’en donnait l’ordre !
— Mon Dieu, mon Dieu, à qui feras-tu croire cela ? Ça ne tient pas debout, voyons !
— Je suis pourtant bien là, debout en face de toi : et cela, ça ne t’étonne pas ?
— De toi, on peut s’attendre à tout. Mais quand on prétend vivre des choses qui ne tiennent pas debout, mon cher pseudo-disparu, il vaut mieux rester allongé.
Cela tombait sous le sens. Cependant, froissé par la sécheresse de la réplique, je pris comme d’habitude la posture de l’éternel incompris. Et comme d’habitude, ma tendre veuve s’adoucit, sourit légèrement, puis, me prenant le bras, se fit tout à coup persuasive :
— Allons, mon ami, viens avec moi. Tu vas te remettre bien au creux de tes draps encore tièdes. Je vais te donner un sucre, mais il n’est pas question que tu découches après ce qui t’est arrivé. Ta place, hélas ! n’est plus auprès de moi.
— Ah bon, que m’est-il arrivé, exactement ?
— Tu es mort, tu le sais bien.
— Ah oui ! Si on veut. Et alors ?
— Tu es vraiment un incorrigible Songeur ! Faut-il que je te rappelle où nous en sommes ? As-tu oublié qu’après avoir prononcé ta propre oraison funèbre – magnifique, je l’avoue – tu as sagement pris place dans ton linceul, en attendant l’inhumation qui a lieu demain. Si bien qu’il est préférable, pour toi comme pour moi, que nous suivions l’ordre naturel des choses. C’est la vie, que veux-tu !
— La mort, tu veux dire !
— Disons : la meilleure façon de vivre sa mort.
Courageux, quoiqu’incrédule, j’acceptai le soutien de ma compagne me reconduisant vers mon improbable lit funèbre, et nous marchâmes bras dessus bras dessous vers mon cercueil, sans faire de bruit, pour ne pas réveiller les enfants. Ce fut sans doute la minute la plus agréable du songe qui me poursuivait, au point que mon épouse, redevenant taquine, me confia innocemment :
— Je n’ai pas osé te l’avouer, mais au moment où tu m’as réveillée en déambulant dans la cuisine, j’étais justement en train de rêver que je te disais d’aller fermer le gaz. Étonnant, non ?
— QUOI ?
Si je ne m’étais pas considéré comme décédé, je jure que mon sang n’aurait fait qu’un tour !
Était-ce donc sa pensée qui m’avait téléguidé vers la cuisine ? Une telle perspective avait de quoi à la fois me ravir et m’effrayer.
Certes, notre vie durant, j’acceptais courtoisement que ses désirs fussent des ordres. Mais était-il possible, à l’heure fatale où le destin nous séparait, que le moindre de ses fantasmes, à son insu comme au mien, se mue en impératif catégorique pour le défunt bilieux que j’étais demeuré ?
Si tel était le cas, il était urgent qu’elle apprenne à contrôler ses pensées lorsqu’elle songeait à moi, afin que je ne sois pas embarqué dans des quêtes impossibles !Et je me demandai tout à coup si elle seule avait la possibilité de piloter mes errances posthumes, ou si tous les vivants qui m’avaient connu avaient aussi le pouvoir d’influer par la pensée sur ma « vie après la mort » ?
Et puis, la réciproque était peut-être aussi vraie ! Qui eût dit que mes propres songeries d’outre-tombe n’allaient pas l’influencer à son tour ? L’influencer elle, mais aussi les autres ?
Et ceux qu’on nommait les revenants, finalement, loin d’être des ectoplasmes visibles et isolables, n’étaient-ils pas des entités-spirites qui pénètrent et orientent les pensées des vivants ?
Seule consolation : je n’aurais plus alors besoin de publier des livres pour agir sur l’esprit des vivants !
Cependant, comme nous approchions de ma couche funèbre, ma chère moitié, qui semblait partager, en songeant, mes angoissantes réflexions, me rappela inopinément :
— Ne m’as-tu pas dit, au temps de nos premières amours : « Ta pensée gouverne ma vie » ?
— Il est vrai. Et maintenant plus que jamais.
— Te souvient-il de ton cours sur la pièce de Sartre, Huis clos, dont tu parlais souvent ?
— Vaguement.
— L’Enfer, c’est les Autres ! L’Enfer, pour le « héros » Garcin, qui est mort lâchement, c’est d’assister sans fin au jugement que l’on porte sur lui. Il « n’existe plus » que dans la pensée des autres sur lui, et n’y peut rien changer.
— Tu as tout compris ! C’est la pire des tortures : n’importe qui peut faire de lui n’importe quoi.
— Quand on pense que certains auteurs rêvent de gloire posthume !
— Tu en connais ?
— Plutôt que de tomber dans le domaine public, il vaut mieux ne demeurer, pour eux, que dans le souvenir ému de la famille qui les a aimés.
Depuis ce songe anticipé, je n’ai plus qu’un désir : que ma veuve me survive le plus longtemps possible, en pensant parfois du bien de ma personne…
Le Songeur (03-12-2015)
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