Deux grandes utopies, complémentaires, ont stigmatisé les totalitarismes du XXe siècle : Le Meilleur des Mondes (Huxley) et 1984 (Orwell). Le problème, c’est que le passage au troisième millénaire n’a pas vraiment éradiqué leurs menaces. Et la question (tout à fait gratuite) qui se pose parfois pour beaucoup d’entre nous, n’est plus de savoir si nous allons être mangés, mais par laquelle de ces deux Mangeuses d’hommes nous serons conduits à l’abattoir.
Voici donc un petit parallèle entre nos deux modèles, pour vous guider dans le choix que vous n’aurez pas à faire, et deviner de quelle synthèse accouchera l’Histoire pour vous faire passer à la casserole. Les paris sont ouverts.
Rappelons d’abord que la torture quotidienne qui pèse sur un peuple opprimé peut avoir deux visages :
● Celui du Père sadique qui prive et qui punit ;
● Celui de la Mère écrasante qui asphyxie de bienfaits ses progénitures.
Voilà qui nous met déjà en appétit.
Et maintenant, décrivons le menu :
● À première vue, Le Meilleur des Mondes n’est que le tableau (ironique) d’une économie capitaliste triomphante. La machine de production-consommation, mondialisée, exige une parfaite normalisation du citoyen, d’abord à sa naissance par manipulation génétique, puis, tout le long de son existence, par la grâce du conditionnement médiatique. Il n’y a plus que des sujets illusoirement libres, et des masses anonymes esclaves d’un bonheur conforme.
1984, parallèlement, décrit une société totalitaire de nature (prétendument) communiste. L’économie de pénurie et l’ordre stalinien régissent pour toujours les trois super-États collectivistes qui se partagent la planète. Les citoyens sont l’objet d’une discipline physique et mentale sciemment dépersonnalisante. Leur conscience singulière se réduit à une orthodoxie venimeuse, et leur existence, aux délices sadomasochistes d’une servitude étudiée pour. De récentes querelles médiatiques ont dû suffire à vous mettre l’eau à la bouche de ce que cela peut engendrer.
● En profondeur, Le Meilleur des Mondes édifie un bonheur insoutenable, dont l’injonction quotidienne rappelle les délicieux supplices médicamenteux de notre enfance. La Cité y est Mère, mais une Mère qui vous couve en vous maintenant dans l’œuf, une Mère terrorisante qui animalise et infantilise les citoyens-bébés, au nom d’un Bien communautaire auquel nul n’a droit d’échapper.
1984, c’est l’inverse, quoique allant dans le même sens. On n’instaure pas un ordre totalitaire pour rendre heureux le peuple malgré lui, mais on place le bonheur même dans l’art raffiné d’écraser le peuple. L’ordre social, apparemment régi par un chef protecteur (Big Brother), est gouverné par un Parti dément qui s’éternise en incarnant pour toujours la loi du Père sadique. Le citoyen doit à la fois s’abattre à ses pieds, sous son Regard qui rend coupable, puis écraser ses propres concitoyens pour jouir à son tour d’une parcelle de pouvoir.
● Le Meilleur des Mondes a pour lien social… l’amour, entretenu rituellement lors des « offices de solidarité ». Mais il ne s’agit en rien d’une fraternité des consciences. Ce n’est qu’un liant épidermique, une solidarité du pur contact, impersonnelle, fusionnelle, sirupeuse, à base de sexualité diffuse et indifférenciée, en laquelle tout le monde « communie » anonymement dans le « ça » du « j’aime ça ». Il est interdit de ne pas jouir : au moindre indice de frustration ou de colère, la Mère Ubu vous injecte une dose de « soma », la drogue euphorisante obligatoire.
Dans 1984, (paradoxalement), le lien social est… la haine. La Haine de tout ce et de tous ceux qui pourraient s’écarter infinitésimalement de la Ligne idéologique du moment, une haine ravivée chaque jour en face du Télécran, lors du rituel spot intitulé « les deux minutes de haine ». Cette haine est à base d’hystérie sexuelle, la sexualité étant réprimée en tant que telle pour être « convertie » en rage de pouvoir. Or, le pouvoir ne s’éprouve réellement que dans la possibilité de faire souffrir autrui. Voyez de quoi jouissent les hiérarchies visibles ou secrètes du monde. Voyez les consolations revanchardes que s’offrent, par médias interposés, les voyeuristes du malheur des hiérarques...
● Le Meilleur des Mondes décrit une civilisation dans laquelle l’histoire n’existe plus. La caste dirigeante, pour établir à jamais sa domination, sous prétexte de faire le bien des hommes, a pour objectif avoué la stabilité sociale fondée sur l’amour de la servitude. Le but est clairement déclaré : « faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper ». La Mère obèse oblige ses petits à se divertir sans militer, à dépenser sans penser, à surconsommer de la bouche et des yeux, à réclamer la drogue ankylosante qui anesthésie sa conscience, et la protège, en l’abêtissant, de l’ennui de vivre sans avoir de Sens.
1984 supprime aussi l’histoire, puisque la « révolution » a déjà eu lieu, et pour toujours. La caste dirigeante institue publiquement la phraséologie révolutionnaire dans le moindre discours, pour désamorcer d’avance toute idée de révolution (nouvelle). Le passé est nié aussi bien que l’avenir. Les journaux et les livres, réécrits s’il le faut, célèbrent un éternel présent, conçu par la classe dirigeante comme devant être « la réalité ». La vérité, ce n’est pas ce que vous observez, c’est ce qu’on vous fait croire. Qui, « on » ? Eh bien, Big Brother, incarnation du Père partout affiché. La conscience collective, sans mémoire, et sans regard, ne peut plus alors que se fier au pouvoir éternel qui trône en son for intérieur.
● Dans l’une et l’autre de ces Cités, enfin, c’est à l’aune de l’existentiel que se mesure ce qui est de nature « politique ». Des relations étroites se tissent en effet entre la structure psychique de l’individu et l’ordre politico-social qui l’aliène. Le moindre acte d’existence du sujet, la moindre pulsion apparemment spontanée, ne sont bientôt plus que les reflets ou produits de modèles intériorisés depuis l’enfance, par la douce violence de la Mère-Chouchoute et le travail sans pitié du Père-vigile. D’où il suit que, quel que soit le système à venir qui régira votre servitude (in)volontaire, il empruntera largement à ces deux modèles.
Voyez autour de vous et en vous.
Il en résulte aussi, bien sûr, que votre combat militant contre l’oppression du Système, s’il vous tente, devra commencer par l’examen psycho-politique de ce qui meut vos consciences.
Il n’y a jamais de libération collective sans reconquête, par le citoyen, de sa liberté intérieure.
Le Songeur (05-11-2015)
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