AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (73)

LA COMPASSION ENVERS SOI

C’est venu tout à coup, tu ne t’y attendais pas. À l’occasion d’un contretemps, d’un léger échec, d’un pincement intérieur qui t’a vaguement peiné.

Tu ne sais même plus quand. Mais ce mal-être, imprévu, s’est subitement glissé en toi. Une faille quelque part qui s’est ouverte dans ta vie, et t’irrite amèrement comme une blessure qui ne cicatrise pas.

Tu allais bien pourtant, tu faisais bon ménage avec ton ego. Et voilà que tu ne te reconnais plus. Tu ne te vois plus sous le même jour. Voir n’est d’ailleurs pas le terme exact. Ce n’est pas une question d’image, mais de sensation interne. Tu ne t’éprouves plus tel que tu te sentais, si spontanément, si innocemment. Ta couverture intérieure se troue, se détricote comme un pull déchiré. Tu doutes !

Ce doute t’avait peut-être déjà vaguement effleuré. Tu l’avais éludé. Et le voici qui revient. Cette fois, tu ne peux plus échapper à la question. Quelle question ? La question de ce que tu es !

C’est quoi, toi ? Tu tentes de te rassurer. Tu pars en quête de faits incontestables de ton passé. Tu te souviens vaguement de tes malheurs, petits et grands – qui n’en a pas ? Tu recherches les épisodes et les rencontres qui t’ont rendu content de ton existence – qui n’en a pas ? Tu as vécu tel drame, et tu t’en es sorti. Tu as subi telle épreuve, et tu en as triomphé. Ta vie n’est-elle pas objectivement réussie ? Et cependant, rien ne va plus.

Tu évoques tes amitiés indéfectibles, ou ce qu’il en reste. Tu traques dans ton histoire tout ce qui pourrait témoigner en ta faveur. Mais que c’est flou ! Tout se brouille en ton souvenir, dans cette mémoire de soi qui ne distingue pas ce que tu es de ce que tu croyais être.

Tu cherches ton « vrai » visage. Et tu t’aperçois que tes postures intérieures l’ont effacé à tes yeux. Ton sourire à la vie est devenu grimace.

Tu n’es pas l’innocent que tu pensais. Tu ne mérites pas l’amour que tu te portais.

Des latences de culpabilité remontent à la surface, en même temps que des souffrances anciennes. Tout ton être semble se dissiper, et tomber en lambeaux.

Qui es-tu ? De quoi vis-tu ? As-tu seulement aimé ? Connu la véritable tendresse humaine ? Mais qu’est-ce que ça veut dire, aimer et être aimé ?

Te voilà saisi de vertige. Tu ne sais que répondre, et les questions reviennent.

Tu allais vers les autres, les proches et les moins proches. Mais tu ne quêtais peut-être en eux que le reflet avantageux de ta personne ?

Certains paraissaient s’intéresser à toi, plus ou moins, mais… Tu crains soudain l’éclat des vérités qui dessillent les yeux. Ainsi donc, mon ami, tu as pu croire un jour que tu étais aimé ? Tu t’interroges, et ne sais plus. Si bien que remue en ton tréfonds un désir immémorial, archaïque, inavouable, et que tu n’oses t’avouer : le besoin, tout bête, d’être enfin consolé !

Qu’as-tu à te reprocher ? Tu n’étais pas méchant. Sauf quelques fois peut-être. Dans l’ensemble, tu t’es plutôt montré serviable. Cependant, il t’est bien arrivé de ruser pour exister, pour séduire ou dominer, et tenter subtilement de transformer les autres, si peu que ce soit, en adorateurs ou serviteurs de ton ego. Que de petites lâchetés, de mensonges complaisants, de délits par omission, de calculs semi-volontaires pour n’être pas dérangé dans ta bonne conscience !

Tu te positionnais dans le bon sentiment et les belles valeurs : Liberté, Égalité, Fraternité. Tu déclarais hautement que les hommes sont égaux, mais tu te flattais, secrètement, d’être unique. Et tu te rends compte que tu n’es pas « unique » : tu es simplement seul. Et dans cette soudaine solitude, d’étranges lueurs éclairent tes coins obscurs, la petite vilenie de tes mobiles, la pusillanimité de tes prétentions, l’imposture de tes motifs, et parfois même, l’inanité de ce que tu prétendais tes malheurs, ces malheurs qu’on met en avant pour s’innocenter de ses fautes !

Bien sûr, tu as reçu des coups, et il t’en cuit encore. Les plus blessants, ceux qui vous abîment l’enfance, n’étaient justement pas ceux que tu avouais : tu les avais enfouis. Car il est vrai que tu as éprouvé, comme tout être, la névrose d’abandon du petit d’homme sans défense, les injustices familiales (ou ressenties comme telles), la désillusion des promesses non tenues, les violences « éducatives » qui te rendaient coupable du mal qu’on te faisait, et puis, cette série de coupures et de deuils qui jalonnent toute existence humaine, tantôt brutaux, tantôt lancinants, et qui réactivaient sans fin ton indicible traumatisme d’enfant abusé par le monde.

Tu sens alors combien tes postures et impostures, érigées en toi comme autant de barrières protectrices, sont devenues à leur tour des chapes d’indifférence qui t’ont séparé de ceux qui espéraient ta tendresse ou ton secours, et qui t’ont conduit toi-même à blesser ceux que tu eusses pu aimer !

Ta consistance apparente n’était que le produit de tout cela !

Tu plonges dans ces abysses où se mêlent les coups que tu as reçus du monde aux coups que tu lui as portés. Tu ne sais plus ce que tu es ! Tu te trouves à la fois encombré de maux et vidé de ta vie. Tu cherches en vain des bribes de ton être, cette pâle essence qui t’échappe sans fin, comme un feu follet dans la nuit d’un cimetière.

Tu ne mesures plus ta détresse. Tu aspires à en finir. À quoi bon jouer à exister ?

Tu n’en peux plus. Tu t’abandonnes. Tu laisses monter en toi l’envie toute simple de pleurer, que tu ne réfrènes plus.

Et c’est alors qu’un mouvement étrange, inexplicablement, te submerge tout entier :

Tu as pitié de ta propre misère !

Et cette incroyable pitié, venue on ne sait d’où, semble aussitôt… alléger ton fardeau !

Tu connais et reconnais ton dénuement extrême. Tu l’aimes presque. Tu t’acceptes enfin dans ta faiblesse, dans tes remords, dans ta souffrance, parce qu’en même temps, ta compassion te dit que tu es bien plus que tout cela, qu’il était bon pour l’univers que ton existence soit, et que la Vie avait raison d’avoir confiance en toi. Tu peines à le croire, et pourtant tu le sens : ta valeur dépasse infiniment tes finitudes ! Car tu es un être humain : fait pour aimer, et être aimé.

Tu te sens bizarrement pardonné, et dès lors, capable de pardon.

Tu comprends l’inutilité de ressasser tes blessures comme tes compromissions, sans pour autant les oublier.

Tout étonné de ce qui t’arrive, tu te détournes de tes abysses suicidaires, tu lèves la tête, tu reconnais ton chemin, tu fais un pas en avant.

Et te voici marchant, sans t’inquiéter de savoir où le chemin te mène.

Tu as trouvé ta paix.

La compassion envers soi-même, pour qui a la chance d’en être traversé*, délivre à la fois du narcissisme, de l’imposture, et du désespoir.

Le Songeur  (29-10-2015)


* Mais on peut l’appeler…


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