On ne se suicide jamais seul : on suicide le monde avec soi. Marre de moi, marre de la vie, marre de tout : point barre.
Tel politique intègre, qui se tire une balle dans la tête, supprime en se tuant le microcosme calomnieux des chiens qui l’accusaient. Tel mari abandonné, mettant fin à ses jours, emporte dans la mort les trois enfants qu’il aimait parce qu’ils étaient toute sa vie. Et quant un pilote précipite sciemment son avion sur une montagne, avec 150 personnes à bord, c’est que… « Non, ce n’est pas un suicide, s’exclame le Bon Sens : c’est un assassinat ! »
Le croyez-vous ? Ne fallait-il pas à cet homme, pour se détruire absolument, emporter dans le déluge du néant l’Arche qui symbolisait à ses yeux tout ce qu’il avait espéré du monde ?
Vengeance stupide d’un ambitieux déçu ? Sans doute. Abolition démente du système de vie qu’il avait intériorisé, et qui lui donnait Sens ? Sûrement. Négation spectaculaire du Système qui meut actuellement nos sociétés, nous imposant l’illusion d’une foi (le « progrès ») et la réalité de son fardeau ? Peut-être bien…
Il y a des suicides discrets, où l’homme s’efface en s’absentant de la vie. Et d’autres, hyperboliques, dont les acteurs font éclater le bruit à la face du monde qu’ils entendent mortifier. Mais il y a toujours un peu de ces deux formes dans cet acte si fréquent : l’autodestruction effective du sujet se veut, en même temps, meurtre symbolique du monde dont il est le produit, et le symptôme. On ne se suicide pas sans désirer faire partager son désarroi, sa souffrance d’exister. Sans vouloir susciter des imitateurs, inspirer des culpabilités, et finalement, se faire l’expression d’une pulsion collective inavouée : cet élan de non-vie qui finit par frapper toute société soudain saisie par le vertige de ses impasses et de ses finitudes.
De sorte que se révèle, à travers la tragique splendeur de cet acte, que l’on croit purement « individuel », le malaise d’une civilisation qui aspire follement, par intervalles, à sa propre fin cataclysmique… tout en refusant d’en prendre conscience. Voyez comment le crash-suicide de l’A320, il y a un mois, d’abord médiatiquement phénoménal, a fini par se réduire à un simple fait divers, au cas exceptionnel et singulier d’un malade psychiatrique, rassurant chacun contre le soupçon d’un vertige collectif latent, qui eût trahi la faillite d’un Monde moderne accablé de ses propres démesures, et persuadé de les fuir en les hypertrophiant.
Bien sûr que je suis « moi ». Mais je suis dans le monde et le monde est en moi. Rien de ce que je fais n’échappe aux interactions inhérentes à cet indivisible lien. Si je me suicide, je suicide ma vision du monde et le monde qui l’a produite en moi. Simultanément, je révèle l’existence d’une instance négatrice qui hante ce monde, son vertige suicidaire intermittent, dont je deviens malgré lui la visible manifestation, le symptôme qui s’ignore.
Au fond, le suicide n’est jamais que le cas-limite, le passage à l’acte d’un désir de non-vie, à la suite d’espoirs frustrés, le temps d’une « dépression » plus ou moins passagère. Ce « passage à l’acte » de certains sujets ne saurait masquer l’ampleur et la fréquence des désillusions de la plupart d’entre nous, tantôt brutales, tantôt douces-amères. Qui n’éprouve un jour ou l’autre cet élan de ne plus vivre de cette vie là, dans ce monde-ci ? Qui ne déplore que le cri de sa douleur d’exister soit étouffé par les alléluias bruyants du corps social qui s’étourdit ?
Il faut entendre cette pulsion de mort en soi, et chez les autres, si l’on veut éviter le passage à l’acte. Dans notre cockpit intérieur, il y a souvent un copilote pris de vertige qui s’apprête à nous entraîner dans les abysses : ne lui fermons surtout pas la porte au nez. L’autorité morale qui croit pouvoir, en le refoulant, « guérir » cet élan de non-vie qui gémit en nous-mêmes, ne fait que l’empirer. Au contraire, il faut accéder à une fraternité du vertige suicidaire, faire entrer sa tristesse « perso » dans l’immense communion humaine de la douleur, apprendre ensemble à se lover mélancoliquement dans le « creux » de la vague qui nous saisit*… La vague d’elle-même, une fois qu’on a touché le fond, remonte souvent, nous remettant à flot, et nous voilà repartis pour de nouveaux voyages.
On n’est décidément pas seuls dans nos suicides. Croyez-en mon expérience.
Le Songeur hypocondriaque (30-04-15)
* Ô combien de musiques désolées finissent par nous consoler !
(Jeudi du Songeur suivant (59) : « FLEURS DE MAI (Toxiques 1) »)
(Jeudi du Songeur précédent (57) : « LE RÊVE DE NICOLAS »)