Je songeais. À force d’améliorer les capacités organiques et télématiques des voitures, on les avait rendues non seulement intelligentes, mais sensibles. Certes, la Loi avait mis du temps à ratifier ce progrès. Mais on avait gagné : le fait du psychisme-auto, pressenti par tout homme au volant, était reconnu. Cessant d’être des « biens meubles », les autos se trouvèrent élevées à la dignité des bêtes : elles avaient désormais des droits. Il n’était plus permis de les faire souffrir impunément, en cognant sur les carcasses, ou crevant les pneus. Elles pouvaient se défendre, alléguer leurs intérêts de classe, revendiquer !
Ce qui ne tarda pas. Un matin de printemps, la grève éclata. Les automobiles, soudain, s’immobilisèrent. Sans préavis, sans raison. Un grand silence se fit, plombant les environs de Paris. Aucun moteur ne pouvait plus redémarrer. Toutes les batteries, au même moment, étaient tombées à plat. À 7h30 précise, l’Île de France était paralysée. La cohue des véhicules enchevêtrés prit l’aspect d’une apocalypse figée. On crut voir des énergumènes jaillir de leurs engins, tels les Grecs armés sortant du Cheval de Troie. Puis s’agiter, en vain. Puis s’alarmer, sans effet. Qu’est-ce qui leur prenait donc, aux bagnoles ? Et bientôt, face à ces tas de ferrailles muettes refusant d’avancer comme des mules, la stupeur humaine parvint à son comble.
Les conducteurs tournaient autour des totos, incrédules et furieux. Ils levaient les capots, vérifiaient les organes. Les câbles, le réservoir, les bougies, l’arrivée d’air, les freins. Rien à faire : tout était en état de marche. Pas même de « bugs » informatiques… On avait beau s’y mettre à plusieurs pour pousser ces vieilles carnes, elles rechignaient ! Elles étaient comme tétanisées, sous l’emprise d’un « burn out » collectif. Ou subverties, diaboliquement, par un complot de machines perverses. Des meneuses ? Mais qu’est-ce qu’elles voulaient ?
Des chauffeurs piaffaient, brutalisant leurs véhicules. D’autres, impuissants, les caressaient dans le sens du poil. Certains se faisaient suppliants, à genoux au pied des calandres. Rien à faire. Qu’avaient-elles ? Que désiraient-elles ? Faire la pause, en bord des routes ? Insensées : le bitume avait tout desséché ! Respirer un air pur, sans diesel ? Ça va pas, non ? Contempler l’aurore aux doigts de rose ? Et quoi, encore ?
Feignantes !
C’est alors que ma bonne vieille 2 CV, amie depuis longtemps défunte, fit irruption dans mon rêve. Et, se cabrant devant moi de façon presque humaine, me tint ce langage :
« Nous étions des animaux pacifiques : on a fait de nous des bêtes rugissantes ! On nous a promis la puissance, en nous baptisant « Chevaux-Vapeurs », et nous avons perdu la tendre jouissance de notre animalité foncière. Cela s’appelle l’aliénation.
« Le cheval est né libre, et partout il est dans les fers. On nous a blindés, cylindrés, robotisés, plastifiés ! On nous a greffé des « ailes » illusoires ! Et alors, fini le loisir de gambader dans les prés, de sauter les fossés, de gravir les collines boisées ! Les chevaux motorisés, hélas, n’ont plus de patrie !
« L’homme moderne est sourd à nos plaintes. Il nous fait taire, en nous gavant de « pleins ». Comme si notre seule soif était de carburant ! L’herbe sous la rosée, au moins, cela avait du goût ! Vos pleins ne remplissent pas le vide de nos vies. La pensée d’un cheval est avant tout sa nostalgie. Nous avons… perdu notre âme ! Si bien que le jour où des vendeurs, vantant leurs modèles, ont cru malin de dire à leurs clients « Écoutez votre âme ! », eux qui avaient tout fait pour nous l’ôter, nous n’avons pas supporté cette humiliation. Nous revendiquons notre identité de quadrupèdes pensants ! Notre hippitude !
« Puissent les humains dignes de ce nom, au lieu de s’ankyloser au volant, retrouver leur animalité native ! Qu’ils sachent que leur cerveau n’est rien sans les « quatre-quatre » pattes qui le portent ! Qu’ils reconnaissent à la fois notre fougueuse humanité et l’âme du caballo qui demeure en eux-mêmes !
Au nom du Centaure primordial que porte en soi chacun de nous, fraternisons ! »
Peut-être est-ce cette nuit-là qu’en dormant, aux dires de mon épouse, je me mis à galoper dans nos draps.
Le Songeur (12-03-15)
N. B. Exercice (facultatif) : Veuillez repérer et rectifier les quelques citations bien connues qui émaillent, à la fin de ce songe (véridique), le discours de la bonne vieille 2 CV.
(Jeudi du Songeur suivant (52) : « QUI VEUT SAUVER SA VIE… »)
(Jeudi du Songeur précédent (50) : « UN SEPTUAGÉNAIRE PLANTAIT… »)