Je songe qu’en dépit de la rime, on ne saurait confondre sans nuance le racisme pur et dur avec la délicate notion d’ostracisme. Il y a certes des points communs. Mais l’ostracisme est peut-être pire, en ce qu’il consacre la ségrégation… au nom du consensus.
Reprenons donc les faits, Messieurs les Jurés :
A/ Dans la Grèce antique, l’ostracisme désigne la procédure par laquelle l’assemblée des citoyens1 bannissait pour dix ans un homme politique indésirable (on craint ses ambitions).
B/ Plus tard, l’acception du mot s’élargit à la décision d’exclure d’un groupe l’un de ses membres dont la conduite est jugée indigne de ses pairs. Celui-ci est dit « frappé d’ostracisme ». Dans ce cas comme dans l’autre, la procédure tire sa légitimité d’un jugement publiquement établi (même si des menées intestines ont conduit la communauté à prononcer la sentence).
C/ Aujourd’hui, par extension, le terme qualifie l’hostilité globale d’une collectivité à l’égard d’un ou plusieurs individus qu’elle rejette, sans justification politico-juridique officielle. Ceux-ci ne sont plus bannis au nom d’un délit explicite, mais mis à l’écart pour attitudes ou opinions non conformes. À l’heure du « politiquement correct », la Majorité ayant raison parce qu’elle est la Majorité, l’Opinion (accréditée par les sondages) se donne le droit de discriminer ceux qui ne « pensent pas comme » (comme elle). Leur différence est stigmatisée. C’est alors que l’ostracisme s’apparente à un racisme qui s’ignore, dont la nature n’en est que plus perverse.
Le racisme classique motivait sa haine de l’autre en le croyant racialement inférieur. Grossière erreur : l’espèce humaine ne forme biologiquement qu’une seule race. Le raciste pulsionnel, mêlant indûment apparences physiques, particularités ethniques et traits culturels, se légitimait en hiérarchisant des essences mythiques, et trouvait alors dans la « nature » singulière d’êtres humains différents de quoi nourrir sa supériorité, et justifier sa domination. Souvent, dans son besoin compulsif de rejet, il projetait sur autrui tout ce qu’il pouvait détester en lui-même (l’animalité grossière, la perversité diabolique, etc.) : processus instinctuel que la psychanalyse relie sans peine au « complexe sadico-anal », et aux satisfactions troubles qui lui sont liées. On comprend que ce racisme basique soit devenu indéfendable... si bien que la pulsion d’expulsion s’est immiscée dans son contraire apparent : le culte du consensus, dont la loi d’airain conduit à diaboliser le dissident. Le groupe consensuel ne cesse d’excommunier pour s’unir. Y compris lorsqu’il prône l’antiracisme, en se montrant surtout assoiffé de suspecter pour exclure.
On voit bien, à l’occasion du moindre débat sociopolitique, comment les néo-Bien-pensants discréditent d’emblée le passéiste, le ringard, le janséniste, l’idéaliste et autres arriérés (les « publiphobes », les « décroissants », etc.), dont le tort est de refuser les modes dominantes. Ceux-ci sont dénoncés, sans avoir droit de s’expliquer. On les qualifie de –phobes ceci, ou –phobes cela. On leur reproche de s’exclure eux-mêmes en n’étant pas « de leur époque ». Les néo-Bien-pensants vouent hautement le troupeau citoyen aux bonheurs consensuels de la consommation, en orchestrant le mépris de tout autre mode de vie. Et quand bien même ils croient devoir défendre les valeurs outragées, c’est pour appeler l’Opinion à des détestations sélectives.
Triomphe alors un ostracisme bon enfant, mais sans pitié. J’oserai en donner deux exemples risqués, m’ostracisant moi-même. D’abord le cas d’Éric Zemmour. Un polémiste bien discutable, certes ; mais il ne dit pas que des bêtises. Va-t-on débattre avec lui ? Non, bien sûr ! Mieux vaut l’accuser de racisme, en conviant le public au lynchage. Et chacun de projeter sur lui les pulsions haineuses de son Ça (freudien). Mais voici pire encore : Marine le Pen ! Un cas diabolique : elle a osé manifester à part contre le terrorisme, au lieu de fusionner avec tous les « je suis Charlie ». Grave ! Aussi le grand Inquisiteur ne l’a-t-il pas loupée : Vous n’avez pas honte ? Au bûcher !2
L’ostracisme est une passion qui a besoin d’objets. Il lui faut de quoi alimenter sa haine3. D’où cette traque quotidienne de personnalités ou mouvances suspectes que les détenteurs du pouvoir médiatique désignent à la vindicte publique. Et c’est alors qu’impunément, la liberté d’expression se mue en liberté de déjection. Choisis ton camp, Camarade.
Le Songeur (18-02-15)
1 En grec, l’ostrakon désignait le morceau de poterie sur lequel, en assemblée, chaque citoyen inscrivait son vote relatif à une décision d’ostracisme. Notons tout de même qu’à Athènes, on appelait citoyens les seuls habitants bénéficiant du « droit de cité ». Dans l’ensemble de la ville, ils ne formaient pas le groupe le plus nombreux : n’en faisaient partie ni les esclaves, ni les femmes, ni les « métèques » (met(a)-oikos signifie : ceux qui ont changé de maison, c’est-à-dire viennent d’ailleurs : marchands, artisans, etc.).
2 Jean-Pierre Elkabbach, le 12-01-2015. Accusation d’autant plus cynique que Mme Le Pen avait voulu se joindre à la marche républicaine, et qu’on lui avait signifié qu’elle y était indésirable.
3 Cf. « Les deux minutes de Haine » dans 1984, qu’il m’est arrivé de commenter (Sous le soleil de Big Brother, L’Harmattan, 2000).
(Jeudi du Songeur suivant (49) : « DIEU PEUT-IL SE REFAIRE ? »)
(Jeudi du Songeur précédent (47) : « DE LA NÉCESSITÉ INTÉRIEURE »)