Je songe, et me souviens, – quoique je me demande, en y songeant, si mon souvenir n’est pas à demi-rêvé.
C’était, je crois*, début janvier 1977, lors du Grand échiquier consacré au pianiste Arthur Rubinstein. Celui-ci atteignait 90 ans. Il avait donné son ultime concert quelques mois auparavant, pour cause de cécité. Il était célèbre, outre son talent, par son irrépressible joie de vivre. Aussi Jacques Chancel avait-il convié à la fête François Reichenbach, dont le film sur Rubinstein avait justement pour titre L’Amour de la vie (1969). Tout allait, ce soir-là, célébrer le bonheur d’exister. Y compris ces quelques graves questions que posait parfois le malicieux Chancel, comme « Croyez-vous à l’au-delà ? », à quoi l’illustre pianiste devait répondre : « Ça me ferait une bonne surprise ! ».
Auditeur fervent, je me sentais moi aussi à la fête. Alternaient, en un rythme harmonieux, des anecdotes savoureuses, des prestations artistiques, des témoignages d’estime dénués de flatterie, quelques rappels historiques surprenants, puis à nouveau des interprétations en direct, musicales ou non (chansons, sketches, jeunes artistes d’avenir, etc.). Et bien entendu, chacun guettait, entre ces passages obligés, les extraits de concerts mémorables où le grand Rubinstein, plutôt que de parler, jouait…
C’est alors que se produisit l’événement. Y ai-je vraiment assisté, ou l’ai-je rêvé après coup ? Je ne sais. Je revois la scène. Nous sommes captivés par l’une des séquences du film où Arthur Rubinstein joue une œuvre de Chopin (laquelle ? je ne sais), avec cette émotion maîtrisée qui donne toujours le sentiment d’un équilibre sublime. Lui-même – dont on oublie la présence parmi nous tant il nous capte sur l’écran – lui-même est là, quelque part dans l’obscurité, écoutant cette partition qu’il interprétait encore il y a quelques mois. Et voici que la séquence s’achève : chacun met un moment à revenir au réel de l’émission de Chancel, et soudain, jetant les yeux autour de nous, nous découvrons – sur le visage aux yeux clos de notre pianiste admiré – quelques larmes qui coulent.
Le « maître » rayonnait de bonheur de vivre et de maîtrise sereine, et tout à coup, il a pleuré !
Ô cette montée de larmes, tout ce qu’elle signifie ! Comme il serait simpliste, réducteur, d’y lire le seul regret de n’être plus celui qu’on a été ! L’artiste qu’il avait été, il le demeurait absolument. Il habitait toujours cette beauté sublime du Chopin qui l’avait transporté, et qu’il avait à son tour communiquée à tous ! Ce que Chopin avait été pour lui, il avait eu la félicité de l’être pour nous ! Au point d’en être encore transporté lui-même ! Sa larme n’était pas un pleur inconsolé, mais une larme de grâce, une larme de joie, l’attestation de cet état de grâce qui l’avait traversé, et que rien jamais ne pourrait effacer ! Il y avait eu, le plus simplement du monde, cette minute – déchirante, éblouissante, intemporelle – où il avait rencontré Chopin, où il avait transmis Chopin, et ce miracle de vie, gravé dans nos mémoires à l’heure où il se savait si proche de la mort, transcendait si humblement son existence qu’il se fût montré ingrat de ne pas le saluer de ses larmes. Que le vieillard eût été petit, s’il avait été fier ! Qu’il fut grand d’avoir osé pleurer !
Mais voici qu’un autre miracle surgit de ma mémoire. L’ai-je vu, l’ai-je rêvé ? Il me semble bien que François Reichenbach est alors paru en pleine lumière, et qu’il est allé sans frémir embrasser le grand homme ! C’était la seule façon pour lui d’entrer dans l’émotion de l’artiste, telle que je viens de l’évoquer. Le cinéaste, qui avait intensément reçu le don de cette larme, n’est pas allé consoler Rubinstein (que c’eût été faible !), il est allé le remercier. Grandeur humaine des pleurs de joie. Présence divine de l’art en l’homme. On ne possède que ce qu’on transmet. « La source n’existe qu’en se donnant », disait souvent Jean de Mallmann**.
Le Songeur (22-01-15)
* Précision : J’ai vainement recherché s’il était possible de retrouver cette émission (sur le Web). J’ai simplement constaté qu’elle avait été rediffusée en juillet 1987 (centenaire de la naissance d’A. Rubinstein, mort en 1982). Il se peut que j’aie vu cette rediffusion, plutôt que l’émission première. Si un jour j’ai la chance de disposer d’un enregistrement, je corrigerai naturellement les défaillances de ma rêveuse mémoire, ajustant bien sûr au « Réel » le Songe qui m’en est resté, – une fois n’est pas coutume.
** Aumônier HEC, dans les années 1960.
(Jeudi du Songeur suivant (45) : « UN CINÉASTE NOMMÉ RACINE »)
(Jeudi du Songeur précédent (43) :
« L’HOMME EST UN LOUP POUR L’HOMME » : CHERCHEZ L’ERREUR)