385 AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Les Jeudis du Songeur (385) : conte spécial de Noël

UNE PROMENADE TOURISTIQUE

« Est-ce que je rêvais ?

Nous gravissions une pente raide, au sol inégal. Le sentier, assez large, était tout de même flanqué de deux ravins, abîmes obscurs d’où l’on percevait des éboulis sporadiques d’amas de pierres terreuses, que nos brodequins en raclant repoussaient sur les bords.

Un moment, me plaçant du côté gauche de notre groupe, qui montait en s’effilochant, je me suis retourné pour regarder en arrière. Une brume légère feutrait la vue sur le chemin déjà parcouru depuis notre départ. On devinait toutefois, en contrebas, l’étagement de lacets qu’il nous avait fallu grimper, non sans transpirer. En sondant ce quasi vide, il me semblait mieux entendre les échos d’éboulements lointains, sans doute déclenchés par notre lourde marche sur le sol empierré. À croire que les soubassements rocailleux de la montagne eussent pu s’effriter d’eux-mêmes.

Sans trop craindre, je fantasmais par moments : qu’arriverait-il si le sol où nous trébuchions se dérobait tout à coup sous nos pieds, alors que le crépuscule, qui surprend en montagne, s’annonçait bientôt ?

Mais non : le terrain raviné qu’on foulait restait bien stable, et notre petite troupe poursuivait son ascension clopin-clopant, conversant de choses et d’autres, qui portaient certains à s’esclaffer parfois.

C’est alors que, quoiqu’indifférent au vertige, je me mis à imaginer des pans de rocs se broyer à la base de notre monticule, à la façon des falaises d’Étretat ! Évidemment, j’hallucinais ; mais je n’en alertais pas moins un ou deux promeneurs proches : « Dites, vous n’avez pas l’impression qu’il se produit des éboulements derrière nous, au fur et à mesure que nous montons? — On dirait ! s’effraya une jeune dame », cependant qu’un habitué des lieux nous calma, en nous rappelant qu’en saison touristique tous ces chemins étaient en principe stabilisés. Et comme un éboulement se fit entendre, contredisant son propos, il conclut quand même en riant : « Allons, c’est beaucoup de bruit pour rien »…

Il est vrai que le mont ensoleillé, qui se dressait — éclatant — devant nous, avait de quoi inspirer confiance. Un quasi Mont blanc immuable. Quelqu’un fit remarquer que si ses assises avaient tremblé le pic lui-même eût bougé, comme d’ailleurs le sommet de la Tour Eiffel en grand vent, qui oscille mais tient pourtant debout depuis plus d’un siècle. De quoi annihiler mon stupide pressentiment, en dépit du bruit sourd qui montait des ravins menaçant notre paisible piste.

Cependant, sur la pente de plus raide, l’heure n’était pas à l’effroi mais à l’effort ; mes genoux me semblaient grincer ; et comme je transpirais, ma seule crainte était qu’un vent froid nous surprenne au sommet, lequel semblait s’éloigner au fur et à mesure qu’on grimpait. Il fallait continuer, les yeux fixés sur le gravier dérapant, comme des ânes bâtés courbant sous le poids d’un destin dont ils ignorent la fin. Il fallait progresser et ne penser qu’à progresser sans déraper.

Personne n’avait le loisir de s’affoler. Accédant peu à peu à un monde toujours neuf, couronné de pics lointains, nous nous trouvions moins inquiets que dopés par la gravité du spectacle. La rectitude massive de la montagne encore ensoleillée, littéralement inébranlable, nous rassurait, même si certains effritements se percevaient encore, en provenance des précipices qui jouxtaient notre piste. Un mont pareil, pensai-je vaguement, ne risquait absolument pas de basculer dans les vides environnants ; et j’esquissai même un sourire, en me rappelant une bande dessinée dont les personnages tentaient en vain de gravir un ilot qui s’enfonçait dans la mer. Mais rien à voir avec notre cas : le Mont devant nous se haussait à de telles altitudes qu’il échappait à nos vues, ce qui était la garantie de l’enracinement profond de ses arrières. Il n’eût pu se précipiter dans un gouffre imaginaire, en dépit des éboulis qui s’entêtaient à grouiller dans l’obscurité de ses fossés plongeants, lesquels devaient ceinturer les pieds de la montagne comme les douves d’un château fort. Aussi marchions-nous sans crainte, sûrs de nous élever sans risquer d’être sciés à la base. Eussions-nous gravi un ilot s’enfonçant dans des flots d’un lac inconnu qu’on s’en serait vite aperçu, et faire appel à des hélicoptères salvateurs !

Cependant, j’avais beau me rassurer, en sentant sous mes pas l’évidente solidité du terrain qu’on foulait, un bloc granitique apparemment inusable, je ne pouvais pas, comme les autres nier les échos d’éboulis venus des abysses. Ce que je croyais percevoir, issu des profondeurs, rappelait plutôt le roulis d’une de ces marées montantes dont le grondement poursuit des nageurs égarés dont les forces faiblissent. Ce grondement de vagues derrière nous pouvait faire craindre qu’elles rognent les fondements du terrain que nous avions déjà gravi, fragilisant la montagne elle-même aux approches de la nuit.

Saisi de frayeur en fantasmant cette vision, je me retournai soudain par réflexe de sécurité, et je vis que c’était bien le pire qui nous menaçait : un véritable rouleau de galets fluctuant nous poursuivait, à moins de cent mètres, grignotant littéralement notre sentier sans que personne autour de moi ne s’en inquiétât : la régularité du grondement avait sans doute assoupi mes camarades d’aventure, comme magiquement anesthésiés. Je devins alors d’autant plus anxieux qu’ils semblaient confiants. Je fis taire mes inquiétudes en me disant que tout cela n’était qu’un cauchemar. Mais en vain. Je me surpris enfin à interroger mon voisin : « Vous n’avez rien vu, derrière nous ? —Oh, me répondit-il, j’ai surtout mal aux pieds, avec des fourmis dans les jambes — Tiens, moi aussi : nous devons fatiguer — Il faut aller de l’avant, conclut un autre promeneur ayant perçu notre échange. »

Mais cette fois, la peur me sidéra : jetant un dernier coup d’œil sur nos arrières, je vis une vague en forme de bourrelet terreux qui remontait vers nous en grondant. Une espèce de marée montante qui nous rattrapait intentionnellement !

Au moment même, tout près de moi, ce fut l’hor-reur : mon voisin devant moi, qui avait changé de pas, se redressa, et s’il tenait encore debout, c’était en titubant sur les moignons de ses chevilles. Il gémit alors, poussa un grand cri rauque, vacilla sur les bords et, hurlant de douleur, il bascula d’un coup dans le ravin.

Je voulus alors crier, dans le vacarme des flots qui m’inondaient déjà, pour avertir la troupe que la montagne s’écroulait derrière nous !

J’avais enfin compris que rien de tout cela n’était un Rêve,

…d’autant que j’éprouvais de bizarres picotements dans le bas des jambes…

À part ça, joyeux Noël !

Le Songeur  (25-12-2025)



(Jeudi du Songeur précédent (384) : « SOLILOQUE CONVIVIAL » )