Le racisme est une maladie contagieuse qui infecte parfois ses propres détracteurs. D’où cette mise en garde d’Orwell dans La Ferme des Animaux : « Que ton combat ne te transforme pas en l’image de ton Ennemi. »
Et c’est ce qui m’est arrivé : deux lecteurs que j’imaginais fidèles m’ont « ostracisé ». Taxant le Songeur de racisme, ils se sont refusé à me lire désormais, estimant que j’avais « dérapé », alors qu’ils m’avaient lu de travers.. Au nom de leur idéal humaniste, que nous partagions pourtant, ils ont cru devoir aussitôt m’ignorer et m’exclure de leur forum intérieur. Un supposé raciste étant contagieux, ses frères antiracistes trouvent urgent de le mettre à l’index.
Voici ces deux faits :
Premier dérapage : dans son livre sur le président Macron, Ce pays que tu ne connais pas, François Ruffin avait osé dire : « Votre tête ne me revient pas », trouvant à celle-ci une mine de mannequin pour Catalogue des Trois Suisses. Il ajoutait : « C'est physique. C'est viscéral. C'est très mal. [...], mais ce rejet nous sommes des milliers à l’éprouver. » Pour les bien-pensants qu’il dérangeait, ce fut un prétexte idéal pour l’accuser de racisme. En vérité, cette répulsion était de nature sociale, mais non raciale. Et donc, j’ai eu le tort d’oser disculper l’ami Ruffin que je connaissais de longue date. Comme le note Bourdieu, notre apparence physique résulte souvent davantage d’une position de classe (style de vie bourgeois, situation socioprofessionnelle) que d’un déterminisme biologique ou d’une origine ethnique. Aussi nos répulsions physiques, même « viscérales » parce que somatisées, sont-elles souvent générées par des marqueurs sociaux, et non l’effet d’un supposé mépris d’autres « races » ou ethnies de l’espèce humaine.
Ma défense de François Ruffin ne fut pourtant pas du goût d’un de mes amis, avec lequel j’avais pourtant collaboré à des ouvrages communs. Justifiant Ruffin, je m’étais ipso facto rendu complice de son « racisme », et devenais infréquentable*. C’est ainsi qu’à la moindre suspicion, vous vous trouvez punis de ségrégation par les antiracistes de gauche politiquement corrects.
Second dérapage : lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie de Poutine, scandalisé devant la lâcheté des gouvernants européens qui disaient « Il faut avant tout ne pas humilier POUTINE », j’avais réagi ironiquement par le texte Il ne faut pas humilier Poutine : il faut le glorifier**… c’était déjà suspect.
Un mois après, accablé chaque jour de toutes les infos illustrant la barbarie de la guerre poutinienne, je me trouvai consterné par la passivité de la population russe qui, faisant l’autruche, entérinait sans réagir les atrocités commises au peuple frère qu’était le peuple ukrainien, au point de soutenir implicitement son dictateur qui lui mentait. « La plupart des gens ne veulent pas savoir ce qu’ils savent » notait un Envoyé spécial à Moscou.
J’avais en tête la thèse de la Boétie sur la « servitude volontaire », selon laquelle il n’y aurait pas de tyrannie sans le consentement des peuples : « Soyez résolus de ne servir plus, et vous serez libres ! » écrivait l’ami de Montaigne. La passivité du peuple russe me parut alors en partie coupable des exactions de son dictateur, et donc complice de son entreprise génocidaire de massacrer le peuple ukrainien. Il le paierait sans doute un jour, mais en attendant, il méritait d’être semoncé. D’où mon envie de réagir, dans le sillage de ma chronique précédente. Toujours ironiquement, je titrai mon texte : « Il faut aussi humilier la Russie », dont les constantes de son Histoire illustrait fort bien la thèse de La Boétie. J’indiquais en sous-titre « Libre opinion » pour préparer le lecteur aux quelques outrances de mon réquisitoire provocateur, dont l’ironie, au second degré, ne devait évidemment pas être prise à la lettre***.
Malgré ces précautions, ce qui risquait d’arriver arriva : un lecteur fidèle me fit part de son effarement, lisant mon écrit. Au point que, malgré mes éclairages, il demeura littéralement scandalisé, et dit l’être encore. M’excluant dès lors de son amitié, il résolut de ne plus me lire. Et pourtant, si ce lecteur n’avait pas tort de s’offusquer, une fois commise l’erreur de me lire au seul premier degré, j’avais aussi de quoi m’offusquer qu’il n’ait pas immédiatement compris, me connaissant, que mon réquisitoire, outrancier et sciemment « xénophobe » ne pouvait être qu’un discours ironique, à devoir prendre au second degré.
Cette courte vue de mon lecteur effaré me rappelait ces intellectuels incultes d’aujourd’hui qui accusent Montesquieu de racisme pour avoir écrit des esclaves : « Ces gens-là sont noirs depuis les pieds jusqu’à la tête, et ils ont le nez si écrasé qu’il est presque impossible de les plaindre » ! Ils ignoraient l’ironie cinglante de l’auteur qui ne prêtait ce discours qu’à ses contemporains pratiquant la traite des Noirs.
Ainsi va l’antiracisme borné, qui fonce comme un taureau dès qu’il voit rouge, cette forme répandue de cécité.
Ainsi vais-je moi-même de dérapage en dérapage, en poursuivant la ligne droite de ma fidélité à un humanisme profond. Je persiste et signe donc.
Les chiens aboient, la caravane passe…
Le Songeur (07-11-2024)
* http://www.editionsdebeaugies.org/jeudi194.php (07-03-2019)
Lorsqu’une tête « ne nous revient pas » c’est par exemple qu’on peut y lire les signes de l’arrivisme puant d’un jeune loup, les plissures d’un patron autosatisfait, la condescendance d’un dominant dont le réflexe devenu spontané (son « habitus de classe » dirait Bourdieu) est de traiter autrui en « dominé ». Il peut tout aussi bien s’agir d’une tête lisse, fuyant des marqueurs précis, et qui nous paraît absente parce qu’elle est ailleurs, dans son arrière pensée, dans ses calculs secrets, etc. J’ai beau vouloir regarder face à face, les yeux dans les yeux, tel ou tel interlocuteur, je ne perçois alors, au lieu de la vérité de sa personne présente, qu’un profil social, un « personnage » n’existant que sous un masque. Ce sont les têtes qui s’absentent qui ne nous « reviennent pas »…
** http://www.editionsdebeaugies.org/jeudi319.php (30-03-2023)
*** http://www.editionsdebeaugies.org/jeudi324.php (04-05-2023)
En effet, je n’y allais pas de main morte à l’égard des Russes « cet amas d’humains veules et souvent alcooliques qui, non seulement ne cesse de générer de siècle en siècle des autocrates, mais qui surtout, historiquement, par fatalisme ou stupidité, se rend complice de son propre avilissement. » À mes yeux, ce réquisitoire ironique, même forcé, n’avait pas à être pris à la lettre, sauf à amener le lecteur à se dire « il y a peut-être tout de même un peu de cela ? ».
À noter que, dans son mot de rupture, cet ami m’accusait aussi de « sexisme », sans doute pour ne cesser d’opiner que la femme est biologiquement conçue pour avoir des enfants, et psychiquement traversée par un désir chronique de maternité, effective ou symbolique…
(Jeudi du Songeur précédent (369) : « MERCI CAÏN » )