Si le meurtre n’existait pas, il faudrait l’inventer.
En feuilletant récemment une revue de programmes « Télé », j’ai été impressionné par le nombre d’émissions centrées sur le crime, qu’il s’agisse de documentaires (mémoires de procès célèbres par exemple) ou de (télé)films policiers (« thrillers » à faire frémir). Le meurtre fait la une de toutes les productions audiovisuelles, dans une sorte de sur-représentation délirante par rapport à la réalité statistique des « faits divers » qui semblent l’accréditer. Qui ne s’est jamais ébahi de voir le meurtre devenir le centre d’intérêt majeur de tous les publics d’aujourd’hui, populaires ou raffinés ?… Et moi qui m’interroge parfois, je me demande ce que penseraient de nous les extraterrestres s’ils avaient à constituer une anthropologie des terriens à partir de nos programmes télévisés ?
Sans être expert en « communication », on peut oser une hypothèse qui n’expliquera rien : s’il y a une telle consommation de meurtres fantasmés, c’est qu’il y a un besoin. Et s’il y a un besoin, c’est qu’il renvoie lui-même à un désir profondément ancré en l’homme, et qu’attise l’interdit « Tu ne tueras point ». Dès lors, puisqu’il y a un besoin il faut que lui corresponde un droit : le droit de satisfaire le narratif réitéré du meurtre, peur et désirs entremêlés, avec les identifications aux héros qu’il autorise : se sentir frémir comme victime potentielle, s’imaginer tueur osant transgresser le commandement suprême, ou mieux encore, cumulant les deux aspirations en même temps, se rêver Justicier façon saint Clint Easwood, grand « pro » du crime légal, qui se donne le droit de tuer impitoyablement, pour la bonne cause, tous les salauds qui tuent dans le désordre, et pour des raisons suspectes. Telle est l’éthique du monde moderne, qui justifie les médias d’entretenir en nous une addiction d’autant plus « normale » et « jouissive » qu’elle est supposée universelle, et donc « fantasmable » si j’ose ce néologisme.
Ainsi, parce que le public veut du crime, les médias lui en façonnent. Et ça tombe bien puisqu’il existe effectivement dans nos sociétés un certain nombre d’individus, amateurs ou « pros » du crime, dont les forfaits effectifs légitiment qu’on se débarrasse de leur dangerosité par tous les moyens. Ainsi prospère toute cette mythologie filmée qui nous raconte sans fin le comment et le pourquoi du meurtre, ré-invente des scénarios véridiques qui distraient par l’horreur les gens normaux à qui il n’arrive rien, suscitent ce faisant des « vocations » de criminels ou de justiciers en herbe, sans parler des grands dossiers d’affaires historiques dont les énigmes souvent complexes offrent aux cerveaux humains de quoi chercher, trouver, rédiger, penser, s’étonner, contempler : bref accomplir leur dimension spirituelle. Il y a d’ailleurs là, inépuisable, tout un gisement d’emplois et de publications susceptibles de résoudre en partie la crise du chômage. Et voilà le Septième Art sauvegardant le P.I.B., au cœur de nos économies modernes.
Qui, comme moi-même, ne se sent pas titillé à l’idée de grouiller dans toute cette fange meurtrière que les spectacles offrent à nos rêveries épidermiques ? Dès qu’on flaire le sang, notre refoulé ressort, et l’on se jette dans ces histoires qu’on déconseille aux « moins de 12 ans ». Pour se justifier, on allègue la fameuse catharsis d’Aristote qui explique comment l’attrait du mal et des horreurs du crime nous purifient éthiquement, en même temps qu’ils nous distraient. Bref, le public veut du crime, et la morale n’est pas contre. Et voici qu’on s’extasie tous plus ou moins face au « génie » criminel, qu’on se passionne pour la réalité concrète du sadisme des violeurs/tueurs en série, en même temps que pour la traque des salauds qui l’illustrent, non sans nous révéler les bas-fonds de la nature humaine que nous partageons avec eux.
Décadence du monde actuelle ? direz-vous. J’en doute. Toutes les histoires du passé littéraire ou théâtral débordent de « crimes-et-châtiments ». Depuis plus de deux mille ans, crimes et violences passionnelles débordent des mythologies antiques, comme des religions « modernes ». Les peuples se gavent de spectacles meurtriers comme de la plus haute forme de divertissement humain, distraction qui, paradoxalement, selon Pascal, leur font oublier la plus grande misère de notre condition humaine, qui est de nous savoir mortels. Si nous n’avions pas à déguster notre ration de crimes, on finirait par s’ennuyer à mourir…
Le goût du meurtre d’autrui s’avérant un délice passionnel, on peut se demander qui peut bien être à l’origine – coupable ou bienfaiteur– de son assouvissement. N’allez pas chercher trop loin : relisez la bible. Le premier homme n’eut-il pas deux fils dont l’un, Abel fut sauvagement assassiné par son grand frère ? N’est-ce pas ce dernier qui a donné le bon exemple, initiateur de l’homicide, fondateur du racisme, archétype du parfait salaud dont on jalouse les plaisirs en exécrant les horreurs : Caïn !
Eh bien, merci Caïn : merci de nous avoir offert chaque soir, par ton forfait, le délice de rêver longuement de sang dans nos chaumières.
Le Songeur (31-10-2024)
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