Je songe à ces divers alliages dont l’avantage est de conférer au produit obtenu des caractères nouveaux que n’avaient guère leurs composants, mais dont l’inconvénient est de faire perdre aux éléments ainsi fondus leurs qualités intrinsèques originelles. Dans le fer-blanc, tôle malléable et pratique, je ne retrouve ni la dureté glaciale de l’acier, ni l’éclat de l’étain qui fait du verre un miroir. Dans ces couples que l’on dit fusionnels, dont l’union est certes heureuse, on cherche parfois vainement l’originalité féconde de l’un, voire le caractère trempé de l’autre, qui les distinguaient avant leur rencontre, et que leur alliance a gommés.
Il en est de même de certaines tournures dont les termes, associés pour pointer une réalité précise, ont perdu les formidables significations potentielles qu’ils pouvaient avoir isolément. Ainsi en est-il de l’expression « présence d’esprit », qui désigne « l’aptitude à dire et à faire sans hésitation ce qui est à propos » (Le Robert), mais qui, prisonnière de ce sens pratique, sacrifie les immenses virtualités de ses éléments constitutifs : la présence, l’esprit…
La présence d’esprit, si l’on prend au sens fort chacun de ces mots, devient alors l’expression d’une extraordinaire capacité de la conscience humaine. Il s’agit d’une intelligence fraternelle qui, dans sa plénitude, est à la fois chaleur et lucidité, empathie et discernement. Rares sont ceux qui possèdent et cultivent cette aptitude, et savent être présents aux autres par l’esprit.
Un ami peut vous accompagner, vous soutenir, mais sans vous comprendre vraiment : il lui manque d’entrer par l’esprit dans votre mystère, dans votre interrogation sur vous-même. Tel autre, qui ne manque ni d’intelligence ni d’amitié, vous propose ses avis et jugement sans pour autant vous aider : son esprit reste « absent » à son objet, il parle de l’extérieur plaquant sur vous des lieux communs. Ou bien il ne perçoit de votre cas qu’une confirmation du sien, n’étant présent, au fond, qu’à lui-même.
Loin de se réduire à cet alter ego qui ne reconnaît en vous que ce qui lui ressemble, l’ami capable de présence d’esprit sait à la fois retentir à vos émotions et entrer dans vos vues, sans les approuver béatement, mais plutôt en vous aidant à les pousser jusqu’au bout. Il ne vous reçoit tel que vous êtes que pour vous conduire au meilleur de ce que vous pouvez devenir. Sa confiance vous reçoit, sa lucidité vous éclaire : il y a toujours quelque chose de prophétique dans son discernement. Et ceci, quel que soit le domaine où se situe votre échange : projet de vie, conduite morale, choix du métier, création artistique.
Je donnerais volontiers comme exemple ces manuscrits que l’on « essaie » auprès de nos premiers lecteurs. Celui-ci s’écrie bravo pour vous faire plaisir : trop de cœur, pas assez d’esprit. Celui-là émet un jugement mitigé : il voit bien de l’extérieur des qualités et des défauts, mais sans vraiment pénétrer votre projet qui l’indiffère. Le troisième à la fois reçoit ce qui est fait et perçoit ce qui reste à faire ; il se laisse saisir par l’œuvre, il en comprend la cohérence, il fait confiance à sa lancée ; sa moindre correction se veut positive ; il suggère, il participe, il encourage. Ce n’est qu’un cas particulier, bien sûr. La présence d’esprit de l’autre, très généralement, légitime… votre être. Dans son regard, on se sent le droit d’exister.
Je songe à Colas Rist, décédé en juin, qui a quasiment lu tous mes textes et su me faire croire à leur potentiel. Je sais bien (par exemple) que je n’aurais pas achevé L’Inscription de Benjamin sans sa confiance généreuse. Il incarnait à mes yeux ce don, cette présence d’esprit que je viens de décrire. Bien d’autres que moi en ont été marqués. Nous ne pouvons l’oublier.
Le Songeur (20-11-14)
(Jeudi du Songeur suivant (36) : « L’ÉTAT DE MANQUE »)
(Jeudi du Songeur précédent (34) : « TU NE SAIS PAS CE QUE TU DIS »)