Chers Amis lecteurs, Les éditions Hatier mettent fin à l’exploitation du Dictionnaire portatif du Bachelier. Pourquoi ? Pour « mévente », au moment même où il frise les 100000 exemplaires écoulés en 25 ans. Dans ce type de situation, on incrimine souvent les défaillances de l’auteur qui serait dépassé, plus au goût du jour, et l’éditeur ignore ses propres torts (aucune forme de promotion depuis 15 ans, sans parler de certaines bourdes notoires comme la rupture de stocks de l’an 2007).
J’ai bien sûr quelques états d’âme de voir 2500 heures de labeur rayées d’un trait, et la perte d’un ouvrage salutaire de transmission du savoir en lequel je m’étais totalement « investi », au point que l’existence de ce livre m’avait profondément aidé à sortir de mon AVC, en 2018.
Naturellement, je n’ai pas l’intention d’en faire le deuil précoce et vais tenter une publication ailleurs, fût-ce aux « Éditions de Beaugies ». En attendant, j’ai trouvé opportun, pendant dix semaines, de vous proposer des extraits significatifs de ce livre, en particulier ceux qui définissent et expliquent les « mots-concepts », qui méritent d’être médités à tout âge.
Qu’on se le dise : l’axiome « Connaître les mots pour comprendre le monde » n’est plus une devise étroitement scolaire. Désormais, la culture n’est plus réservée aux Juniors, et les moins jeunes y ont droit ! Révisons donc nos références, en commençant aujourd’hui par le terme ALIÉNATION :
ALIÉNATION. n. f. Folie. Asservissement. Dépossession (de soi). La signification de ce mot part du double sens du latin alienus : « qui appartient à un autre, qui est autre ; qui est éloigné, étranger, hostile ». Le concept d’aliénation comprend donc toujours une idée de dépossession, d’appartenance à autrui, d’étrangeté (fût-ce vis-à-vis de soi-même), d’éloignement hostile. D’où la série de sens suivants :
1° Sens médical. Folie, aliénation mentale. État d’une personne dont l’esprit est égaré, devenu étranger à lui-même, et comme possédé par un autre esprit. La personne aliénée est étrangère à son environnement.
2° Sens juridique. Cession d’un bien ou d’un droit à une autre personne, cette dépossession se faisant à titre gratuit ou onéreux. Par extension, perte, abandon involontaire de ce dont on bénéficiait. S’aliéner quelqu’un : perdre sa confiance, le rendre hostile. Cet acteur s’est aliéné la sympathie de la foule.
3° Sens marxiste. Dans son travail, l’ouvrier est dépossédé de son activité créatrice au profit du système de production ; il « s’aliène » dans les choses qu’il produit, ne s’appartient plus, devient étranger à sa propre vie. De même, dans sa croyance religieuse, selon Marx, le peuple adhère à une idée de Dieu que la classe dominante (la bourgeoisie, le clergé) lui a mise dans la tête pour mieux le soumettre ici-bas, en le faisant rêver d’un paradis futur (« La religion est l’opium du peuple ») : il est « aliéné » par l’idéologie, la vision du monde qu’on lui a inculquée.
4° Sens sociologique général. Dans le sillage de Marx (lui-même inspiré de Hegel), le terme d’aliénation a été repris par de nombreux auteurs. Il est devenu synonyme d’asservissement économique, politique, religieux, médiatique, ce qui est sans doute une généralisation abusive. Il faut garder au mot son sens d’origine, appliqué à la conscience individuelle ou collective: il y a aliénation chaque fois que le sujet, conditionné par des idées venues d’ailleurs, croit penser personnellement alors que c’est « l’autre » qui pense en lui. De ce point de vue, on a pu établir plusieurs étapes dans le processus d’asservissement d’un peuple ou d’une classe sociale : la domination, acte brutal d’un pouvoir qui s’impose par la force; l’exploitation, système économique d’organisation de la servitude (l’individu a besoin d’obéir pour survivre) ; l’aliénation proprement dite, système d’assujettissement idéologique (l’individu se soumet « librement » en croyant agir dans son propre intérêt).
Voir Asservissement, Culture, Idéologie, Marxisme.
Le Songeur (06-06-2024)
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