AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Les Jeudis du Songeur (346)

TOUCHE PAS À MON POT !

Écriture et stade anal…

Si j’ai bien compris, la psychanalyse distingue trois stades successifs de la sexualité infantile : oral, anal et génital. Au cours du premier, le stade oral, le bébé découvre les plaisirs liés à la succion (la bouche est la première zone érogène du nourrisson qui, pour se sentir bien, éprouve le besoin de sucer son pouce, substitut du sein). Puis au cours du stade anal (ou sadique anal), le tout petit découvre les plaisirs liés à la maîtrise de son sphincter (rétention ou relâchement), et surtout, il prend conscience du pouvoir qu’il a de plaire ou déplaire aux adultes, en leur offrant ou non le cadeau « naturel » issu de son transit intestinal. Le troisième stade est le stade phallique ou génital, quand l’enfant découvre la réalité de ses organes génitaux et prend plaisir à les tripoter…

Mais c’est la seconde épreuve qui « fait problème ». En toute humilité, il n’est pas inutile de se rappeler ce que fut notre « vécu » du stade anal, en ce qu’il a pu formater notre inconscient. Quelles qu’en soient les modalités, c’est toujours pour l’être humain une expérience étrange que de se séparer d’une portion odoriférante de sa personne. Bien sûr, on regrette cette perte partielle de soi, mais on est en même temps fier de la produire, voire heureux, pour bien se connaître, de pétrir la chose comme une pâte à modeler. Mais voici que les éducateurs (jugés parfois « édu-castreurs ») réagissent contradictoirement à cet exploit quotidien : s’ils saluent le tout petit de produire son produit en le plaçant dans un « pot » prévu à cet effet, ce qui est une offrande ( « un cacadeau » dirait Lacan, « on ne met pas que les fleurs en pot »), ils déplorent en même temps l’odeur et l’aspect peu reluisant de ce cadeau dans son pot, qui n’a rien d’un pot aux roses. Au point de châtier parfois le donateur prolixe dont le pot déborde, et inonde le foyer, à toute heure du jour ou de la nuit. Pauvre petit à qui l’on fait honte de ce qui était sa fierté !

Mais cette privation a une compensation : l’enfant comprend qu’il peut répondre à sa frustration par une noble vengeance, en renvoyant à ses contempteurs ce cadeau-projectile qui les empoisonne. Bref, il a ce pouvoir déplaisant de les « emmerder » sciemment, pour les punir de leur manque de goût. Aussi le stade anal est-il aussi qualifié de « sadico-anal » : il confère au sujet la capacité d’éclabousser les adversaires de ses « grossièretés », biologiques avant que d’être verbales. On le voit bien dans les joutes politiques, dont raffinent les bêtes de pouvoir qui nous gouvernent et nous expriment, en s’insultant mutuellement.

Mais voici que, ô paradoxe freudien, l’éducation intraitable à la propreté peut conduire le patient à trop en intérioriser les normes. Le sujet épris d’ultra-propreté sanctionne autour de lui tout ce qui lui semble sale, ou de mauvais goût, qu’il s’agisse des taches sur les murs, des accrocs sur son vêtement, de son oubli des bonnes manières à table, ou de ses fautes d’orthographe. On appelle cela une « formation réactionnelle », aussi intense que la pulsion qu’il a fallu refouler. Le déni de la névrose fait partie de la névrose : et le Psy, qui sait tout comme Dieu le Père, l’atteste sans vergogne…

Ainsi, l’infâme roublardise de l’Inconscient, chez l’Ultra-propre, c’est de lui faire éprouver en nettoyant (voire rechercher) la satisfaction étrange de tripatouiller la saleté en y fourrant la main pour la combattre. Nettoyer la crotte, c’est encore la toucher. Voyez les publicités de lessives et de détergents : on cultive, chez la ménagère, un « Monsieur propre » sournois dont le plus grand plaisir est de briquer les parquets poussiéreux, ou de pourfendre, une bombe à la main, en se bouchant le nez, les miettes ou les miasmes d’excréments que régénèrent sans fin les cuvettes de WC. C’est ainsi qu’une même « obsession anale », qui fait successivement de l’excrément une fierté, puis une honte, puis une arme, peut à la fois concerner les ultra-propres qui se scandalisent de la moindre tache, et les bons vivants qui se complaisent dans des propos scatologiques. Et l’homme ordinaire, lorsqu’il s’autorise à accabler autrui de propos orduriers (même justifiés), prend alors un curieux plaisir à « déféquer verbalement » en exprimant ses dégoûts. Car les plus grands dégoûts sont souvent des goûts contrariés.

Ces choses dites, il n’est pas interdit, ni innocent, de chercher en quoi elles prédéterminent les goûts ou dégoûts de la prestigieuse caste des gens de lettres, qu’ils soient touchés d’obsession anale dans la pratique de leurs moindres pontes* ou dans leurs pinaillages critiques à l’égard des textes d’autrui. Ils aiment bien, finalement, modeler les mots, qui sont des choses. Leur boue est tabou, mais ils y mettent le main ou la plume pour transcender la matière : « Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or » (dixit Baudelaire). Ambivalence ou alchimie ? En même temps, l’amour du beau langage pousse à chercher partout les malpropretés pour les déplorer. Les fautes d’orthographe sont des saletés que traquent les correcteurs maso. Sans aller chercher loin les effets verbaux « de mauvais goût », il faut bien convenir que la langue ne cesse de produire naturellement des « gros mots ». Pourquoi, « gros » d’ailleurs ? Comment des vocables de deux ou trois lettres peuvent-ils être « gros », et parfois même s’agglutiner comme pour piéger les « pudibonds », ceux-là qui ressentent comme puant tout ce qui ne leur semble pas bon, et répugnent à la pensée de toute « concupiscence », si bien nommée par ses syllabes.

Parallèlement à cette traque obsessionnelle, les auteurs satisfaits de leurs « productions » ne supportent pas qu’on mette en cause la moindre défectuosité de leur produit. Sans même leur signaler des impropriétés de termes ou des effets « de mauvais goût », mais en trouvant de simples « longueurs » dans leur récits ou descriptions, vous risquez leur foudre immédiate pour avoir fait la moue devant leur pot : c’est là un crime de lèse majesté anale. J’ai perdu récemment un ami en émettant quelques réserves à propos d’un texte sur lequel il souhaitait mon avis. Admire mon pot, mais n’y touche pas !

C’est ainsi que Vadius et Trissotin, après s’être mutuellement couverts de fleurs, s’envoient des paquets de merdes mûries dans d’autres pots, je veux dire des insultes viscérales, ce « prêt à envoyer » qui sert de munition à punir ceux qui n’ont pas célébré leurs œuvres.

Amis des lettres qui voulaient rester amis tout court, ne jouez pas à Vadius et Trissotin !

Franchement, avouez que c’est pas mal, tout ce que je dis là aujourd’hui. Non ? Vous n’aimez pas ? C’est un sujet inconvenant ? Vous me jugez peut-être moi-même demeuré fixé au stade anal ? Je projetterais des fantasmes issus de mon vécu enfantin, selon une dynamique de défoulement/refoulement qui, sous couvert d’un humour de mauvais aloi, trahit une complaisance secrète, une envie de tripoter en en parlant tout ce qu’une bonne éducation aurait dû m’apprendre à taire ?

Allons donc ! Si c’est le cas, d’où proviendrait alors en vous cet inconfort à me lire ? Seriez-vous aussi touché, d’une autre façon, par cette fatalité de l’obsession anale qui marque tout humain, selon Freud, les ultra-propres qui mettent des gants pour toucher à tout, comme les mal-élevés qui désirent tout pétrir de leurs mains ?

Bon, changeons de sujet. À chacun son melting-pot…

Le Songeur  (23-05-2024)


* J’ai souvenance d’un collaborateur de la revue Esprit qui, apportant sa chronique mensuelle à la Rédactrice, avait humblement déclaré : « Je vous ai apporté mon petit caca ». Voulait-il par là signifier que son effort avait été laborieux ?



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