Hé oui, eux aussi, comme la plupart d’entre nous, simples membres de la moyenne humanité…
Les Favoris des dieux ont la mort pour Destin !
Comment ne pas en faire un bel alexandrin ?
Récemment, j’ai été sidéré par le décès d’une jeune cantatrice de renommée internationale, Patricia Janeckova (1998-2023). Elle est morte le 1er octobre, d’un cancer du sein, à tout juste 25 ans. Ce coup de tonnerre illustrait le proverbe grec Les favoris des dieux meurent jeunes*, et me rappelait également l’aphorisme de Malraux : La mort transforme la vie en destin, d’où le titre du triste songe d’aujourd’hui. La plupart de ses admirateurs ont en effet vécu son départ comme un deuil personnel : on ne se console pas de la perte d’une voix qui vous enchantait. Comment ne pas être frappés par l’injustice de ces décès fulgurants :
- les Grecs semblent avoir tout compris : certains êtres naissent vraiment en état de grâce, dotés de perfections qui les destinent à tout réussir ; mais vite, les dieux jaloux, – c’est leur côté bassement humain –, ont besoin d’éliminer au plus tôt ces êtres humains qui osent paraître plus transfigurés qu’eux.
- Malraux confirme : toute mort, en figeant à jamais la liberté d’un être en évolution, donne le sentiment d’une trajectoire prédéterminée, dont les biographes chercheront les clefs et la logique. Tout se passe comme si l’achèvement d’un être, commun ou hors du commun, n’avait été qu’une destinée, écrite d’avance, inéluctable.
Et si l’émotion culmine lorsque c’est un être jeune qui meurt, c’est qu’il n’a pas pu achever, accomplir tout ce que promettait l’élan de sa jeunesse. C’est toujours une injustice absolue que de priver des êtres d’exception de leur accomplissement. À quoi jouent les dieux ?
Bien sûr, tout mortel pourrait, à tout âge, se trouver privé trop tôt de sa vie inachevée. La question devient alors « Quand est-ce, trop tôt ? À quel âge cesse-t-on d’être jeune ? Quel âge faut-il avoir pour être considéré comme mourant jeune ? Et jusqu’à quand ?
Je me souviens de la sentence de Sartre, dans Huis clos : « On meurt toujours trop tôt. Le trait est tiré : tu es la somme de tes actes », et rien d’autre ! On doit s’en contenter : c’est déjà beau d’avoir vécu ! Il n’y a pas de rallonge, même s’il est humain de désirer toujours quelque rabiot. En conséquence, toute existence, si courte soit-elle, doit être pensée comme accomplie. À nous de voir en quoi.
Concernant Patricia Janeckova, dont on peut revoir la trajectoire ou réécouter l’enchaînement de ses réussites, c’est flagrant**. Elle semble avoir brûlé les étapes, tout en les vivant chacune en sa profondeur, dès ses 12 ans, puis à 14, 16, 18, 20. Et ses enregistrements en font foi : son talent ne faisait qu’éclater à chaque fois. On voit les traits de son visage d’ange s’affirmer, se durcir peu à peu, sans qu’elle perde la grâce de sa voix, et l’intelligence innée de sa maîtrise ; comme le dit un commentateur, c’est sa voix qui la traverse, de sorte qu’elle semble inspirée sans même avoir à respirer, chaque séquence de cette respiration se concluant en un sourire aux auditeurs qu’elle remercie de l’écouter.
Par delà le cas de Patricia, chaque fois que la mort d’un jeune créateur prive l’Humanité de ses fruits, qu’il s’agisse de découvertes scientifiques ou de productions artistiques, on ne peut se défendre de penser que c’est anormal autant qu’injuste. Comment donc fixer l’âge-limite de jeunesse de quelqu’un dont on pensera qu’il a déjà tout dit ou réalisé tout son potentiel. À 20 ans (pour un génie mathématique) ? À 35 ans (pour un compositeur musical) ? 45 (pour un poète) ? 60 ou plus pour certains (écrivains, inventeurs, interprètes) ? À 90 ans pour Rubinstein ? Et pour moi, qui n’ait pas l’impression d’avoir encore dit mon « essentiel », soyons optimiste, disons 88 ans… Merci à Dieu de prendre tout le temps d’y réfléchir : comme je l’ai lu quelque part, je désire « mourir jeune le plus tard possible ».
Mais la question vaut peut-être qu’on envisage non pas la mort physique, factuelle, mais plutôt la mort créatrice, l’âge où l’on n’enfante plus, humainement ou spirituellement, ce qui mérite bien des nuances. Ne dit-on pas de tel ou tel, qui a eu sa notoriété de savant, de capitaine ou de boxeur : « Il est fini » ? Après tout, Rimbaud est « mort » à 19 ans, quand il a abandonné la poésie pour se lancer dans le trafic d’armes… Il faut aussi nuancer, en tenant compte des époques où l’âge de la mort, statistiquement, était sans rapport avec le nôtre. Il fut possible de se sentir vieux à 30 ans, autant que génial à 19 ans (âge où Pascal invente l’ordinateur, ce qui lui vaudra le qualificatif « d’effroyable génie »). Quant à Einstein, c’est en 1905, vers 26 ans qu’il établit les bases de la relativité restreinte ! Bien sûr, ces jeunes-là poursuivirent leur essor. Mais la mort de la créativité en touche bien d’autres, savants ou compositeurs, à l’âge où l’on dira d’eux « il n’est plus ce qu’il a été ». Sans doute bien des créateurs du passé, intériorisant la courte durée de la vie à leur époque, se projetaient-ils au plus tôt dans les œuvres de leur vie. Schubert meurt à 31 ans, Mozart à 35, Chopin à 39, mais quelle fécondité pourtant chez tous ces jeunes créateurs ! Aujourd’hui, vu l’âge où ils créaient, on pourrait se dire qu’ils n’ont fait que des œuvres « de jeunesse », alors qu’elles sont toutes d’une rare maturité…
J’avoue que ces considérations me donnent un tel vertige que je vous laisse poursuivre à vos risques et périls. Mieux vaut les remettre à plus tard, quand on se trouve déjà un ex-Jeune qui a du mal à se croire Vieux, malgré certains rappels de la maudite réalité…
À vous donc de songer comme des grands !
Vous me direz…
Le Songeur (07-12-2023)
* Citation existant sous diverses variantes, et souvent travestie en formules humoristiques.
** Née de parents slovaques, Patricia commence à chanter dès quatre ans.
(Jeudi du Songeur suivant (341) : « INSTANTANÉS, ÉTOILES FILANTES… » )
(Jeudi du Songeur précédent (339) : « LE LANGAGE PENSE POUR MOI » )