À Christine Genet
On cite souvent cette formule positive d’Éluard : « Le poète est celui qui inspire, bien plus que celui qui est inspiré. » Mais cette déclaration séduisante n’est pas aussi claire qu’elle paraît…
1/ Explication. On croit d’abord à un paradoxe : la « poésie » ne serait plus ce qui découle d’un « vécu » plus ou moins émotif d’un auteur « inspiré » sachant écrire en vers. Un « poème » ne serait donc qu’un prétexte à faire surgir ce qui se passe dans le lecteur lui-même, un « état poétique » où il projette ses émotions ou ses fantasmes sur ce qu’il lit. Éluard minimise ainsi le rôle de l’auteur, l’émetteur, pour valoriser le rôle créatif ou interprétatif du récepteur, le lecteur.
En fait, modeste ou faux modeste, Éluard s’oppose surtout à la sacralisation du Poète, s’érigeant comme tel en prophète inspiré, vocation qui n’est pas dévolue au commun des mortels. Mythe tentant auquel se laisse prendre tout graphomane se disant poète, et dont le Verbe ne saurait être que révéré, échappant ainsi à toute mise en cause de son exceptionnelle production littéraire. Cette posture, fréquente, est en effet souvent une imposture : elle permet à l’auteur de s’autoriser à dire tout ou n’importe quoi, en usant des ficelles de la facilité, ou de l’hermétisme qui fait taire ceux qui voudraient « comprendre ».
Cela dit, ne rigidifions pas la maxime d’Éluard : il n’oppose pas celui qui est inspiré à celui qu’il inspire. Il dit seulement « bien plus que », pour éclairer la réalité étrange de la communication poétique, en tant que transmission et interaction d’états d’âme de l’un à l’autre. Au point qu’à la limite, il est possible au récepteur attentif à ce qu’il reçoit de révéler au poète qui l’inspire ce qu’avait dû être son « inspiration » première.
C’est qu’il y a à la fois, chez celui qui écrit un poème, à la fois un « vouloir dire », cet inexprimé émotif qui veut sortir pour exister (son « inspiration »), et un « vouloir faire », un labeur qui implique un travail verbal conscient, pour faire partager cet inexprimé qui anime son for intérieur. Le poète doit se charger d’« inspirer » au lecteur ce qui l’a lui-même inspiré, et dont celui-ci, en l’accueillant, trouve un écho en lui-même. En tant que tel, le poète « inspire » donc au lecteur ce qu’il a voulu dire sciemment, mais aussi ce qu’il dit sans l’avoir voulu, par projection inconsciente. Et c’est là l’heureuse surprise parfois de ce qu’inspire le poète à son lecteur qui le reçoit : il pourra reconnaître, comme dans un miroir, ce que ce dernier lui apprend de son inspiration originelle. Le lecteur bien réceptif révèle alors au poète cette part de son inspiration que celui-ci n’avait pas maîtrisée en lui-même. Cela s’appelle l’interprétation, projection personnelle du lecteur inspiré. Le processus est celui-là même de l’interprétation musicale : l’instrumentiste inspiré découvre et révèle, par son interprétation, des richesses ignorées de la tradition (ou du compositeur lui-même !).
Ainsi, la lecture de paroles, comme la réception des images (tableau de maître, cinéma), parachève toujours, en tant qu’interprétation, l’œuvre d’un poète, d’un peintre ou d’un cinéaste qui s’est soumise à un public. Je peux ainsi me connaître ou reconnaître comme poète dans le regard d’un lecteur que mes paroles auront littéralement impressionné. Lorsque j’affirme moi-même « j’écris ce que je songe pour donner à songer », ce que songe mon lecteur enrichira toujours ce que je lui dis avoir songé pour lui. Je m’inscris à dessein dans la perspective suggérée par Éluard, exactement comme je me suis trouvé « inspiré », il y a peu, par une aquarelle que j’ai commentée*. La lecture accomplit toujours, en la recevant, l’œuvre d’un auteur. L’interprétation est co-créatrice, dans tous les arts**.
2/ Application. Je vais prendre comme exemple mon propre cas, et je m’en excuse évidemment… mais c’est ainsi : concernant le domaine littéraire, je me situe en effet des deux côtés de la barrière, à la fois explicateur et producteur de textes. Et il se trouve qu’un de mes poèmes minuscules peut illustrer ces remarques d’aujourd’hui, en ce que je l’ai justement publié pour qu’il « inspire », alors que je ne me rappelle plus la façon dont il m’a été « inspiré », il y a cinquante ans environ.
Notons qu’à la fin de mon opuscule poétique, j’en avais fait une explication de texte caricaturale, pour m’amuser et je saisis donc cette occasion de redevenir un peu sérieux. Voici ce court quatrain, intitulé « Matinale » et que vous avez, bien sûr, appris par cœur :
Les sapins tranquilles.
Ô monde immaculé !
On entend des trilles…
L’enfant est consolé.
Ce quatrain peut inspirer une certaine rêverie au récepteur, par la simple juxtaposition d’éléments circonstanciels qui vont entrer en symbiose, pour « faire sens ». Je les résume, en commençant par la fin :
- le paysage est donné comme perçu par un enfant qui s’en trouve ému (le « on » du troisième vers sert à inclure le lecteur dans ce point de vue d’enfant) ;
- les aperçus successifs, comme s’ils racontaient l’histoire d’une contemplation, informent de ses effets : contemplation admirative au début, consolatrice à la fin (laquelle nous apprendra rétroactivement qu’il y a eu une crainte secrète au sein de l’admiration même) ;
- la vie, l’animation se résume aux chants d’oiseaux qui « consolent » : l’histoire finit bien.
Ces éléments ne sont pas juxtaposés tout à fait au hasard : ils informent et inspirent, en laissant la rêverie du lecteur naître et suivre son cours. Celui-ci est appelé, successivement, à se représenter en son for intérieur, les divers éléments qui font sens. Le début lui rappelle un paysage de montagne qu’il a sans doute pu déjà admirer. Mais la paix qui s’en dégage est ambivalente : belle, claire et nette ; mais froide et figée. Ce monde sans tache, lumineux, semble ainsi inanimé, désert, soit « désolé » au sens classique, c’est-à-dire dépourvu de présence humaine. D’où la pointe d’angoisse qui perce sous le vocatif de l’admiration. On ne saura ce qu’il en est que rétrospectivement (quand l’enfant sera dit « consolé »). Surgissent entretemps les « trilles » rompant le froid silence (la rime pour les yeux joue sur ce contraste), ce retour à la vie qui « réchauffe » le lecteur », et la « consolation » finale, qui nous apprend que cette douce rêverie est un écho s’adressant à l’enfant demeuré en lui…
On voit que tout se tient dans la saisie progressive de ce qu’on nous invite à imaginer. J’ignore comment m’est venu ce texte, ni même ce que j’ai consciemment voulu dire. J’ai sans doute composé intuitivement « l’histoire » que je viens de préciser, à partir d’un fugace état d’âme que j’eus alors ; et c’est en relisant ce texte que je retrouve cet état d’âme, puisque ces vers me le ré-inspirent maintenant, cinq décennies après.
Mais l’essentiel est bien que tout se tienne, dans cette simple juxtaposition : chaque élément interagit avec chaque autre, qu’il le précède ou qu’il le suive. Le moindre ajout verbal, comme la touche d’un pinceau en peinture, parachève la suggestion, « sans rien qui pèse ou qui pose » (« Art poétique », Verlaine). Il faut en poésie que la moindre inflexion nouvelle, entrant en résonance avec les autres, converge vers l’effet d’ensemble. Et c’est cela qu’attend l’amateur d’un « bon » poème : que celui-ci lui offre du « prêt à rêver »…
La leçon est très générale : dans un tissu poétique réussi, comme dans toute œuvre accomplie, chaque élément ne trouve sa vie, sa raison d’être, son « sens », que dans sa relation à chaque autre, et à tous les autres. Sinon il mérite la rature, il est « de trop », comme appartenant à ce dont Verlaine déclare : « Tout le reste est littérature ».
Et disant cela, je songe que cette vérité du poème accompli est peut-être aussi celle des vies réussies : celles dont tous les éléments ou choix particuliers, dans leur existence au sein de la communauté humaine, ne trouvent leur logique de vie, leur raison d’être, leur sens, que dans leurs relations à chaque autre et à tous les autres…
Bref, on n’existe valablement que par et pour autrui.
Le Songeur (23-11-2023)
* Cf. la Chronique « Impression, Forêt plein jour », où j’explicite ce qu’un tableau me suggère :
http://www.editionsdebeaugies.org/jeudi329.php
** Comme le poète, le peintre est aussi celui qui inspire. Voici ce que je disais du tableau qui « m’inspira » cette chronique 329 : En découvrant ce paysage, je suis tombé en arrêt. Non pas que je fusse capté par une sorte « d’arrêt sur image », ce qui est de l’ordre de la réception, mais plus précisément par un « arrêt sur vision », ce qui est alors une projection.
J’ai donc fantasmé plutôt que regardé. J’étais moins dans la perception (objective) que dans l’état de rêverie, pressentant sous mes yeux tout un horizon d’attente qui m’est quelque part personnel… La bonne poésie nous révèle à nous-même.
(Jeudi du Songeur suivant (339) : « LE LANGAGE PENSE POUR MOI » )
(Jeudi du Songeur précédent (337) : « CE QU’ON PEUT NE PAS OUBLIER… » )