On quitte souvent la vie bien avant de mourir, insensiblement, en ne se souvenant plus de ce qui nous a constitués. C’est l’évidence lorsqu’on oublie des épisodes notoires de notre existence privée. Mais c’est le cas aussi, plus banalement, lorsqu’on perd la mémoire précise d’événements ou de personnes qui ont fait partie de « notre » époque ou de « notre » génération. Sans être apparemment notre « moi je », c’est une partie de nous-mêmes dans la mesure où nous y avons collectivement été présents. Ce soi qui n’est pas moi, par exemple, se rappelle vaguement qu’un ministre important de la « décennie Mitterrand » s’est suicidé, pour avoir plus ou moins perdu la faveur du président (dit « Dieu »). J’en suis sûr, cela m’a ému, et plusieurs avec moi, comme une perte personnelle. Mais voilà, j’ai oublié le principal : son nom !*
Que de moments partiels de la vie sociale que j’ai plus ou moins « vécue », qui m’ont vaguement étoffé, se gomment peu à peu en moi sans que j’y prenne garde, négligeant ces signes précurseurs de mon départ définitif. Non pas la vie « publique » dont j’ai pu être acteur (comme militant par exemple), mais celle-là même dont j’ai été un agent plus ou moins passif, lorsque je regardais tel débat comme téléspectateur parmi deux millions, ou quand j’écoutais telle chanson qui fut un « tube » parfois international, dont la mémoire a « cristallisé » en moi, comme le goût de la « madeleine » le fut pour Proust**.
J’ai ainsi été l’un des témoins qui ont entendu Giscard dire « Vous n’avez pas le monopole du cœur, Monsieur Mitterrand », comme j’ai vu ce film intitulé « Z » dont je ne me rappelle plus le sens exact, tous ces ingrédients ont « fait partie » de ma vie, comme de bien d’autres que moi, et qui vont peu à peu se déliter dans ma mémoire.
À chaque fois que meurt quelqu’un, toute sont époque meurt en lui, avec l’expérience unique qu’il en a eue.
C’est que nos itinéraires de vie sont traversés d’une foule de mini-événements aléatoires et anonymes qu’on oublie d’autant facilement qu’on n’a pas songé à les mémoriser. Et cependant, quels que soient les faits ou effets qui nous sont plus ou moins arrivés, et qu’on a ressentis comme toile de fond de notre monde, on ne demeure totalement ce qu’on a été, ce qu’on a vécu, que l’espace de temps dont on se rappelle encore…
Comme chacun, je suis ainsi la somme de mes retentissements aux réalités événementielles de tous ordres qui m’ont traversé, qui m’ont échu, constituant « mon » époque. Ou plus précisément mes époques, de 1960 à 2020 par exemple, telles qu’elles furent en quelque sorte balisées par les élections présidentielles qui, à chaque fois, se présentaient comme naissances d’une ère nouvelle***. Il s’agit de ma part sciemment citoyenne, sans doute, mais pas seulement : l’inconscient collectif n’est qu’en partie du conscient oublié.
En ce qui me concerne, ce sont surtout les références de nature verbale qui m’ont pénétré comme des jalons d’une existence consciente d’elle-même, la mienne, se mêlant indistinctement avec mes nostalgies d’origine personnelle. Et de me demander parfois : qui a dit cela, dans quelles circonstances ? Je lutte pour ne pas oublier, je « révise » de temps à autre ce qui m’est arrivé en tant que sujet de ma « génération », et j’ai le sentiment d’essuyer une défaite sans fin. Puis-je ne pas oublier ! Puis-je ne pas m’oublier ! Ne nous oublions pas ! Ne vous oubliez pas !
Pour réviser avec moi, je vous propose justement de répondre à quelques questions précises relatives à cette période historique qui a été « mon » temps (1960-2020) et en partie le vôtre, sur des faits ponctuels dont vous avez pu être témoins plus ou moins attentifs, et que voici :
1/ Qui, par qui, et quand, une personnalité politique connue fut définie comme « homme du passé » ? Et quelle fut la réponse de ce dernier ?
2/ Que diriez-vous d’un certain « Jaruzelski » ?
3/ Le fameux « séisme » du « 21 avril », de quoi s’agissait-il ?
4/ Qui, quand et pourquoi, m’a accusé de faire, avec d’autres, de la « mauvaise graisse » ?
5/ En quoi, qui, et quand a-ton pu dire « La France s’ennuie » ?
6/ Si la locution « trente glorieuses » ne renvoie pas à l’épopée napoléonienne, que célèbre-t-elle exactement ?
7/ Quel est le bilan qui fut le premier, historiquement, à être jugé « globalement positif »
8/ Comment s’est établi le concept de « devoir de mémoire » ?
9/ Si Gide a dit : « Il faut suivre sa pente quand elle monte », quel orateur a précisé : « La route est droite mais la pente est raide ? »
10/ Quel polonais aurait dit : « N’ayez pas peur ! », en s’inspirant de quels auteurs ?
Plus généralement, voici en vrac une liste de citations ou locutions verbales devenues « allusions » historiques : en vous souvenant, pouvez vous les re-situer dans leur contexte (qui, quand, à quel sujet ?). Amusez-vous :
« j’y pense parfois, en me rasant » ; « Je suis propre comme un sou neuf ; « Nous sommes tous des juifs allemands » ; « la maison brûle et nous regardons ailleurs » ; nous sommes tous américains » ; « fracture sociale » ; affaire Lip ; « solidarnosc » ; « pensée unique » ; « exception culturelle » ; interruption de grossesse ;« droit dans mes bottes » ; « vache folle » ; « délit d’initiés » ; « Nous allons terroriser les terroristes » ; « Touche pas à mon pote » ; « le 2 septembre, j’enlève le haut, le 4 j’enlève le bas » ; « On ne tire pas sur une ambulance » ; « Jouissez sans entraves » ; « Je suis en Europe, donc je pense en euros » ; « le socialisme, une idée qui fait son chemin » ; « le point de détail » ; « Une relation durable, ça change la vie » ; « état de grâce » ; « Je voudrais regarder la France au fond des yeux » ; « Pour vous parler franchement, je ne peux pas y croire » ; « à visage humain » ; « La télévision, c’est la voix de la France » ; « j’ai dit à ma femme : fais les valises, on rentre à la maison ; « Je crois aux forces de l’esprit » ; « France d’en bas » ; « cerveau disponible » ; « Bien entendu, nous allons ne rien faire » ; « Le sida, on l’aura » ; « changer la vie » ; « La Bourse, j’en ai rien à cirer » ; « La politique de la France ne se fait pas à la corbeille » ; « je ne serai pas toujours muet » ; « En même temps » ; « responsable mais pas coupable » ; « Tant que le navire n’a pas touché l’iceberg, la croisière continue » ; « il n’y a pas de plan B »…
Vous avez avalé tout cela qui vous a faits ce que vous fûtes. Testez-vous vous-mêmes. Révision dans une semaine…
Le Songeur (09-11-2023)
* Cela m’est arrivé récemment, un soir où je n’arrivais pas à retrouver son nom : Bérégovoy. Et pourtant, il y a deux décennies, j’ai écrit un livre de références politiques où je rappelle les circonstances de ce décès, en mai 1993, citant même l’oraison funèbre de Mitterrand !
** Par exemple : tel quinquagénaire, manipulant sa radio, réentend soudain la chanson de Sting « Russians » qui, en 1985, marqua son adolescence : elle avait cristallisé en lui la prise de conscience de l’horreur de la guerre qui tue les enfants, et l’angoisse des menaces nucléaires planant alors sur le monde. Mais voilà : il ne sait plus qui était Sting, ni qu’il avait emprunté à Prokokiev sa mélodie, et cet oubli était déjà comme une petite mort ! Et il se trouve que l’an dernier, Sting lui-même a repris cette chanson soudain réactualisée par l’entreprise barbare de la Russie envahissant l’Ukraine. On peut l’écouter dans l’interprétation émouvante de la chanteuse Julia Othmer, en cliquant ici : https://www.youtube.com/watch?v=uxawlg6JRS4
*** Comme contemporain plongé dans certains moments de cette histoire, j’ai eu l’occasion de réagir en publiant des articles ou des livres (cf. La Larme de Rubinstein ou Mémoires d’un futur président)
(Jeudi du Songeur suivant (337) : « CE QU’ON PEUT NE PAS OUBLIER… » )
(Jeudi du Songeur précédent (335) : « LA CLARTÉ EST LA POLITESSE DE L’ÉCRIVAIN » )