AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (334)

COUPS DE POUCE ET LOGIQUES SOCIALES (autochronique)

Quand, au soir de sa vie, on jette un œil sur le rétroviseur pour comprendre son propre cheminement, et qu’on se demande comment tout cela s’est passé, quel en a été le moteur, on peut être partagé entre deux approches (non contradictoires) :

- d’une part, chercher en soi les légitimations personnelles, parfois illusoires, du sujet que l’on fut (nos volontés, nos actions, nos idées, nos choix, notre vécu), histoire de se donner un sens rétrospectivement, comme si on avait librement choisi son itinéraire ;

- d’autre part, tenter d’analyser les cohérences objectives qui ont présidé à cet itinéraire, les « logiques sociales » dont notre existence a pu être le produit impensé, ce qui est peut-être moins flatteur…

Comment lire (ou relire) sa propre vie ? Quelle grille de lecture lui appliquer ?

Concernant mon propre cas j’en vois vaguement deux :

1/ Dieu, la visée de Dieu sur la créature que je suis ;

2/ Bourdieu, un regard objectif sur mon histoire de vie, encore que j’aie une idée très superficielle des notions-clefs du sociologue et de son « œuvre », que je connais encore moins que celle de Dieu...

En un mot, suis-je le produit d’une logique sociale ou d’un destin providentiel ?

1/ Dieu.

Tous les chemins de ma vie m’ont mené à Rome. Ma bonne étoile m’a guidé vers le créateur. Rapportons donc, sans trop de « mentir-vrai », les circonstances providentielles qui m’ont fait devenir la personne un tantinet « spiritualiste » que je suis aujourd’hui, par ailleurs auteur d’une quinzaine de livres. Par quelles étapes Dieu m’a-t-il conduit, donc produit ? Voici :

• À ma naissance dans une famille catholique, on m’attribue « Bruno » comme prénom, car c’est en cette année précise que l’ordre des Chartreux, chassé de France sous la Révolution, fut autorisé à réoccuper son monastère originel de « la Grande Chartreuse ». Ce premier « signe » n’est pas une cause, mais une simple prédisposition : je devrai être un contemplatif, un songeur de Dieu, si l’on veut.

• Le catéchisme fera bientôt de moi un enfant de chœur docile, priant et servant la Messe, certain de la présence du Créateur qui oriente mon « être au monde ». Ce n’est pas une « pensée », mais un simple ressenti : Quelqu’un qui me dépasse est là, agissant en moi et hors de moi, au cœur de l’Univers, c’est tout, donc ce n’est pas rien.

• Quant aux faits déterminants qui feront évoluer le « catho sociologique » que je suis à 20 ans, je les ai évoqués dans mon Bréviaire d’un mécréant. Au sein de la Communauté chrétienne d’HEC, où je me sens appelé, Dieu fait de moi un chrétien, traversé d’une sorte d’humanisme spirituel qui m’ouvre aux autres, et me fait choisir la « vocation » d’enseignant plutôt que de commerçant, ce qu’on nomme alors une « reconversion ». Le Ciel me guide : « Prof », je serai un transmetteur, je servirai la conscience humaine en diffusant les « lumières » de la littérature, puis en écrivant moi-même…

• À l’époque, ce choix est aberrant, compte tenu des longues études qu’il m’oblige à refaire ; mais une fois mon virage opéré, tout me sourit et réussit jusqu’à l’agrégation, comme si la faveur divine était vraiment sur moi : à 25 ans, je suis réformé, à 26, je me marie, à 28 ans, malgré le séisme de mai 68, j’obtiens une bonne place à l’agrégation, ce qui, la Providence aidant1, me fait profiter du poste d’agrégé stagiaire au Centre International d’études pédagogiques de Sèvres (poste envié).

Mon pari est alors gagné, mon providentialisme confirmé. Sans que j’aie voulu « faire carrière », je me sens étrangement poussé et favorisé2. Ce qui n’exclura pas des hauts et des bas dans la suite de mon cursus (cf. ma quête d’éditeurs) : c’est qu’il y a des patiences nécessaires à la maturation. Et peut-être des désirs de hauteur d’un autre ordre que socioprofessionnel…

2/Bourdieu.

Aux antipodes de cette lecture providentialiste, nourrie de coups de pouce tombés du ciel, je dois maintenant, avec Bourdieu, refuser ce qu’il nomme « l’illusion biographique ». Pour le sociologue, tout s’explique, d’un point de vue rationnel, matérialiste (et non spiritualiste) : ce sont des logiques sociales qui m’ont déterminé, se jouant du fil de mon existence, que je croyais avoir choisie librement. Contrairement au mythe du « self made man », personne ne se fait tout seul. Il n’y a pas de miracle, mais des cohérences que j’ai dû méconnaître, et qui m’ont fait un peu « grimper » dans l’échelle sociale à partir d’une certaine base. Par quelles causes et quels effets ai-je pu être alors façonné ? Autant la lecture divine semble prédestination, autant la lecture bourdivine se veut pré-détermination. Reprenons les faits, Messieurs les jurés :

• D’abord, avant même que les « logiques sociales » s’emparent de ma vie, il y a la logique naturelle qui prépare mon éclosion. À la base, je suis un arbuste, bien enraciné dans la glaise, et qui, comme toute plante, veut grandir pour respirer un meilleur oxygène. Pour le gamin qui grimpe dans les arbres et joue dans les ruisseaux, le désir de vivre et s’élever précède de loin l’ambition de grimper les échelons, en zigzaguant dans les « champs » sociaux que nous inventera Bourdieu. Toute plante « perce » pour exister. Entrons dans le concret de mes étapes :

• Suis-je « fils de paysan », comme notre sociologue célèbre ? Si l’on veut. Mais, plus exactement, issu d’une « bourgeoisie » paysanne où le goût de l’art est présent (mon grand-père joue du hautbois, ma mère reproduit des peintures et m’apprend le piano, mon père pratique l’équitation).

• Très vite, l’école du village élargit ma « socialisation » première de la famille (où je suis cinquième de sept enfants). Il se trouve que j’y manifeste des capacités qui réjouissent mes parents : je suis « doué », ce qui est promesse d’avenir. « Logique sociale », déjà ? Pas vraiment : nous sommes plutôt dans une logique familiale. Le frère aîné étant destiné à reprendre la ferme paternelle, les autres devront simplement se débrouiller ailleurs : c’est logique, mais on ne le ressent pas comme une « logique sociale » (il n’y a pas, en 1950 de hantise du chômage).

• Après avoir été 7 ans pensionnaire dans une institution privée (catholique), j’arrive au bac : c’est la barre collective qui filtre les promotions spécifiquement sociales, avec ou non le fameux « capital culturel » que n’ont justement pas les élèves dits « défavorisés » (et que j’ai guère à peine moi-même). En1957, avec mon bac « math-élem », j’accède à « Math Sup » qui se révèle une impasse tant je m’y ennuie. N’étant pas très bon en « français » (bien que je rêve d’écrire) et me sentant manquer de « style », je ne pouvais choisir les lettres…

• Par défaut, on m’oriente sur HEC, dont le concours m’attire en raison des œuvres au programme de l’épreuve de français. Mais une fois intégré dans cette « grande école », je déchante ! Ma scolarité est erratique. Vient l’heure du « choix », en dernière année. Quel choix ? Je ne peux pas choisir une carrière commerciale : je suis un rat des champs, pas un rat des villes. D’où la perspective de devenir enseignant, qui m’évite de trahir ma classe d’origine : mon « labour » ancestral deviendra un « labeur » (intellectuel). Pour subsister, dans le cadre de la méritocratie républicaine, je bénéficierai d’une bourse d’agrégation. Mon libre choix a-t-il été aussi « libre » que l’on croit ?

• Une fois devenu « prof », je vis mon métier pour lui-même, sans y chercher une quelconque montée en grade dans la hiérarchie (accéder à l’université). Ma charge, et mon bonheur, c’est de transmettre. Bien sûr, je continue d’écrire en espérant un jour être lu, mais non pour y chercher une reconnaissance sociale. Mon désir conscient est d’être publié pour m’exprimer, pour être « reçu » par un public virtuel en phase avec ma littérature (romanesque), non pour acquérir une notoriété d’auteur3. L’idée de publier pour grimper socialement m’était étrangère (ce serait tomber dans l’imposture).

• Les premiers refus de mes manuscrits montrent que le fait d’être « agrégé » ou diplômé n’est pas en soi un « capital culturel » vous ouvrant la porte de l’édition (sauf livres scolaires). On ne juge un auteur prétendu que sur son manuscrit, non sur sa position socioprofessionnelle (en principe). En réalité, mes premières « parutions » ne seront pas celles d’un écrivain, mais d’un citoyen s’exprimant dans des « Tribunes libres ». La voie journalistique m’a été plus accessible que la voie éditoriale.

• Concrètement : en 1972, l’éclectisme du journal Combat, m’a conduit à proposer à son Directeur (Philippe Tesson) des articles de libre opinion, réagissant à l’actualité, ainsi que le manuscrit des Mémoires d’un futur Président (récit pamphlétaire plutôt que « littéraire »), qu’il a aussitôt apprécié. N’ayant pu le faire éditer, il accepte de le publier en feuilleton dans « Combat » durant l’été 1973. Cette première marche facilitera l’édition effective du livre par Olivier Orban en 1975, comme « récit satirique ». Techniquement, ma seule erreur fut d'avoir cru devoir prendre le pseudo de « François Brune » (à la demande de mon épouse). Il est si difficile de se faire un nom, auprès du public, qu’il n’est pas judicieux d’avoir deux signatures…

• La suite va peut-être surprendre. Comme par hasard, ─ mais il n’y a pas de hasard, il n’y a pour le sociologue que de la Nécessité (je devais un jour « percer ») ─ des enchaînements se produisent à partir de ma première parution. Alors que les Mémoires d’un futur Président sont un insuccès cuisant, ils me valent la chance d’être invité au salon du livre de Sciences-Po, par une ancienne élève. Or, l’ordre alphabétique me place à côté de Casamayor, à qui j’offre mon récit : ce magistrat non conforme, qui publiait dans la revue Esprit, appréciant ma caricature des discours politiques (« gouverner, c’est parler ») m’invite à écrire dans la revue Esprit, fondée par Emmanuel Mounier (père du personnalisme, et dont je suis un disciple !) ; j’y suis accepté et j’y publie des chroniques d’analyse du discours (V. Giscard, G. Marchais, R. Barre, etc.). Puis il m’arrive, en 1977, de faire un commentaire ironique sur une affiche publicitaire représentant un lecteur lisant Le Monde, assis sur sa moquette, et simplement vêtu d’un slip « Mariner ». Trois mois plus tard, séduite par cet article, une responsable de la rubrique Radio-Télé, Anne Rey, m’invite à faire des analyses de spots publicitaires : me voici écrivant dans « Le Monde » ! Imprévu ! Mais je n’y exprime pas que des humeurs hâtives, j’y découvre et analyse pendant deux ans, au fil d’articles parfois d’une page entière, l’idéologie de la « normalisation publicitaire » qui va devenir celle des médias. Sur cette lancée, je rédige un essai dont j’adresse le manuscrit à plusieurs éditeurs, lequel est refusé par Le Seuil, mais retenu par Gallimard (en sept. 1980) : ce sera Le Bonheur conforme, présenté comme libelle d’un journaliste engagé (la maison Gallimard est alors en conflit avec Jacques Séguéla) plutôt que l’essai d’un écrivain…

Tout s’est passé pour moi comme si j’avais critiqué le « Système » pour entrer dans le Système. Ce qui ressemble au cas d’un sociologue qui eût fait le procès de la hiérarchie Dominants/Dominés pour finalement être reçu dans la caste des Dominants…

• Mais j’en resterai là. Je ne saurai pas entrer dans le dit Système, en gérant cette provisoire et fragile réussite : je ne me conformerai aux usages vous garantissant un statut prometteur, comme l’atteste ma difficulté à me faire éditer stablement (Gallimard va refuser mon livre suivant, « Les médias pensent comme moi ! »). Bien sûr, je trouverai un peu plus tard une certaine notoriété en collaborant au Monde diplomatique, mais comme militant et citoyen engagé plutôt que comme écrivain en vue (en vue de ce qu’on nomme le « grand public »)…

En somme, du point de vue sociologique, n’ayant pas grimpé d’échelons supplémentaires, on peut conclure de mon cursus que, parti de presque rien, je suis arrivé à pas grand-chose…

Alors, où en sommes-nous de ce qui m’a fait ce que je suis, ou crois être ? Comment choisir entre les deux interprétations ? Y a-t-il une synthèse possible ?

Peut-être y a-t-il compatibilité, mais j’ai besoin pour me comprendre moi-même de poser le problème en changeant de dimension, la question devenant : qu’est-ce qui m’a vraiment mû, au sein de la condition humaine qu’il m’a été donné de partager ?

Et là, je ne puis répondre qu’en manifestant à la fois la plus plate modestie d’un sujet lambda de la « France d’en bas », dénué de véritable ambition sociale, et l’orgueil monstrueux, insensé, d’une personne qui a cru pouvoir devenir une Voix nécessaire dans le concert du Monde ! J’aurai un peu participé au Verbe humain, mais à sa juste petite place... celle d’une virgule dans le grand Livre de l’Humanité.

J’ai bien de la chance, finalement !

À vous de juger…

Le Songeur  (26-10-2023)


Notes.

1 Le hasard a voulu qu’en septembre 68, à l’oral d’espagnol de l’agrégation, j’eus la surprise de reconnaître, parmi mes deux examinateurs, le professeur que j’avais eu à HEC en 1964 : je lui avais même parlé de mon projet de reconversion. Et voici que, l’épreuve passée, celui-ci me rejoint dans le couloir et me dit en substance : « Votre prestation a été inégale, et mon collègue eût pu être plus sévère, mais je lui ai dit d’où vous veniez ». Il m’avait parfaitement reconnu, et son coup de pouce d’un ou deux points m’a favorisé en me faisant gagner quelques places dans la liste des reçus, d’où ma nomination flatteuse au CIEP de Sèvres. Coup de pouce ou logique sociale ?

2 La lecture « providentialiste » de ma propre vie est un réflexe qu’en fait, je déplore en moi. À l’heure même de ma mécréance (concernant la théologie catho, mais non la présence divine), je me demandais si cette épreuve n’était pas voulue par Dieu, à des fins que j’ignore. Ce n’était pourtant pas un joyeux « coup de pouce » ! 
Le « providentialisme » me heurte pour plusieurs raisons : il fait de Dieu un monarque autoritaire qui ne négocie pas avec la liberté humaine ; il légitime l’injustice et l’élitisme : combler de grâces certains qui croient cela naturel, c’est abandonner à leur sort les non privilégiés ; le providentialisme est en fait une forme de prédestination qui ne s’avoue pas, conduisant les élus à l’orgueil comme les autres au désespoir ; il va jusqu’à justifier la cruauté bienveillante d’un Dieu qui, sous le nom d’épreuves salutaires, enjoint aux croyants d’accepter leurs malheurs. C’est un infantilisme ; et je n’en suis pas totalement guéri…

3 La notoriété n’est pas méprisable en soi : elle sert surtout à fidéliser un éditeur qui a besoin de succès pour subsister. Personnellement, comme je l’ai dit un jour : « Je veux être reconnu, non glorifié : c’est ce qui me distingue de Dieu ». Faut-il vraiment être célébré pour se sentir enfin reconnu ? Je n’ai eu que bien partiellement cette expérience…



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