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Les Jeudis du Songeur (33)

RYTHMIQUE DOMINANTE

Je songe encore — longtemps après — à certains sujets de dissertation « tombés » au bac il y a 20 ans. Le champion sportif revoit chaque soir ses exploits à la télé. Le grand militaire raconte sans fin ses faits d’armes. Moi, emporté par ma rêverie, je refais mentalement mes corrigés. Ô retraité, quelle n’est pas ton aliénation ! Car me voici qui m’esclaffe en repensant aux inepties ou contresens des candidats, dont j’ai le vague souvenir. Je vérifie, je retrouve mes notes, je relis enfin le texte précis qui fut alors soumis à leur réflexion… et que voici :

Interrogée récemment par un journaliste, une jeune qui se dit « possédée du rock » affirme : « J’aime la musique, parce que, quand j’écoute, je ne suis plus moi. Je m’oublie. Au travail, je ne peux pas m’oublier, je reste dans mes problèmes : qu’est-ce que je fais sur terre ? Je ne pense qu’à ça. Avec la musique, je me laisse envahir, je retrouve mes pensées profondes. » Vous reconnaissez-vous dans ces propos ? Vous répondrez à cette question en vous fondant sur votre expérience personnelle d’une ou plusieurs musiques. »

On attendait des copies qu’elles pointent, peu ou prou, la contradiction de la possédée qui dit à la fois je ne suis plus moi (en écoutant du rock) et je retrouve mes pensées profondes. N’aurait-elle pas dû plutôt dire : « Je suis enfin moi-même ? ». Si elle s’oublie, comment sait-elle qu’elle retrouve ses pensées ? Quelles pensées ? Des pensées véhiculées par la musique qui l’envahit ? Et si profondes qu’il doit être impossible de les remonter à la surface ? Qu’est ce que penser, lorsqu’on a perdu la conscience de soi ? Y a-t-il deux types de pensées : l’une personnelle et consciente, si superficielle qu’elle se pose des questions futiles du genre « Que fais-je sur terre ? » ; et l’autre, si substantielle qu’elle vous immerge dans un magma collectif induisant en vous, au gré de la rythmique ambiante, de vagues fantasmes venus d’ailleurs ? Mais cette plénitude viscérale vaut-elle d’être appelée pensée ? Je ne suis plus moi, donc je pense ?

Mais, ô stupeur, il n’y eut pas de questionnement ! La plupart des candidats applaudissaient sans réserve aux propos de la jeune fille. Leur problème ontologique, c’était de savoir quelles étaient les musiques les plus planantes. Pour toute un classe d’âge, penser profondément, c’était s’éclater dans le rythme, ou flotter dans les bas-fonds de l’inconscience collective. La hiérarchie des psys était inversée : le MOI pensant n’était qu’un ÇA tourmenté, et le ÇA anonyme (la plongée instinctuelle dans la rythmique dominante), c’était l’accession à l’Être véritable.

Je me trouvais alors en face d’un phénomène de société. Qui sont ces jeunes, me demandai-je, pour qui le Bonheur n’est qu’évasion du réel, et le Sens, oubli de la conscience ? La société moderne a-t-elle failli à sa mission ? Où peut nous conduire une génération qui ne se sent exister que dans la cécité ?

Les choses n’ont pas changé, comme en témoignent ces étudiants de grandes écoles qui ne pensent qu’à se soûler à mort tous les samedis – véritables sismographes de nos élites malades. S’ils semblent faillir à la bonne éducation, ils n’en incarnent pas moins la logique d’une « société de croissance » qui ne leur offre, pour unique Sens, que de consommer sans limite. On songe à l’épisode de l’ivrogne, dans Le Petit Prince de Saint-Exupéry. Pourquoi te défonces-tu dans l’hyperconsommation ? Pour oublier ma honte de n’avoir pour avenir que l’hyperconsommation. Au pas cadencé de la rythmique dominante...

Entre l’impuissance tragique que t’inspire la folle impasse où s’engouffre notre civilisation matérielle, et la plongée dans l’inconscience du troupeau qui croit penser en bêlant, choisis ton camp, Camarade !

Le Songeur  (06-11-14)



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