AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (32)

LA GUERRE DES YEUX

Je songe qu’hier soir à 21h 52’ 03’’, le voisin d’en face a légèrement entr’ouvert ses persiennes pour s’assurer que je fermais mes volets comme d’habitude à 21h 52’ 02’’. Ce qu’il ignore, c’est qu’au moment de les clore à fond, l’espace de 2 secondes, j’ai vérifié qu’il était bien là en train de m’observer comme chaque soir. À la longue, il finira peut-être par s’en douter. Mais alors, ayant repéré sa suspicion, j’aurai déjà modifié ma stratégie. À malin, malin et demi.

Songe fictif, ou vérité quotidienne ? Fiction véridique…

Big Brother me regarde. Mais je le vois me voir, c’est assez pour me défendre. Big brother me regarde pour me capter, me forçant à lui offrir mon regard. Très bien : je lui ouvre grand mes yeux, affectant de tomber dans le piège pour mieux le déjouer. Big Brother me suit à la trace ? Parfait, car mes traces enregistrent ses pas. Il me surveille à travers les écrans de ses verres, mais je veille sur les verres de ses écrans. Et ainsi de suite.

Il le sait. Je sais qu’il le sait. Il sait que je sais qu’il le sait. Il connaît les tours et les détours de notre jeu mutuel. J’échappe pourtant sans cesse à ces images de moi qu’il prend pour moi. Que fera-t-il de cette somme d’apparences qui lui masquent mon être ? Pauvre robot, comme ta pseudo pensée dissimule mal tes arrière-pensées !

Dans une ferme de mon village, j’ai eu un jour l’incroyable privilège d’enregistrer le dialogue fictif d’une Chèvre et de son Chevreau. Le voici :

— Maman, le voisin me regarde.

— Le voit quoi ?

— Le voisin.

— T’inquiète pas, il est zinzin. On dit qu’il a cinq pattes.

— Mais il a l’air de rigoler, en me voyant.

— Fous-t-en !

— Mais il me regarde fixement.

— Fous-t-en. Ce qu’il fait ne nous regarde pas.

— Mais Maman, il se rince l’œil !

— Tu crois ? Couvre-toi bien.

— Il me dévore des yeux.

— Traite-le de fouille-merde.

— Ce serait nous prendre pour du crottin !

— Jette-lui un regard assassin.

— Il demeure impassible.

— Montre-lui ta Face de Bouc !

— Oui, Maman.

— Alors ?

— Il a bêlé : J’aime ça.

— Ciel, un pédophile-maso !

— Quoi ?

— Nom d’un berger, montre-moi ça : on va voir ce qu’on va voir !

— Alors, Maman ?

— Fils d’imbécile, il ne peut rien faire de ce qu’il observe : c’est un Chien de faïence !

— Vraiment ? Ouf ! Oh, Maman, tu ne trouves pas qu’il a l’air triste ?

— Évidemment, il a perdu son Grand Frère en faïence, un camarade de jeu.

— Ah bon ? Mais à quoi jouaient-ils ?

— À se défier du regard.

Le Songeur  (30-10-14)



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