Je songeais à Verlaine. Il me revenait l’un de ces refrains qui vous trottent gentiment dans la tête – « Dis-moi, toi que voilà » –, mais débouchent soudain sur une frappe en plein cœur : « Qu’as-tu fait de ta jeunesse ? »* En fait, ma mémoire trahissait l’ordre des mots, mais non leur acuité, ce brutal vertige des heures perdues par manque de Sens :
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ?
Ô toi que voilà… Qui ne s’est jamais adressé à lui-même cette interpellation profonde ? Il fut un âge où tu te demandais si la vie valait ou non la peine d’être vécue, et voici que tu atteins l’âge où la question devient : ta vie vaut-elle vraiment la peine d’avoir été vécue ?
Tu as fait ceci, tu as fait cela. Ce fut rapide, parfois irréfléchi. Et maintenant, qu’en reste-t-il ?
Tout n’a peut-être été que fumée, illusion, temps mort sous une agitation de surface, oubli de ton être profond, abandon du Rêve qui fondait ton essence ?
Qu’as-tu été ? Es-tu vraiment entré dans la vie ? (ô funeste expression ! Il faudrait dire : sorti de l’enfance ! Mais ce serait encore une trahison !)
Ta vie ! Que fut-elle ? Non, tu n’as sans doute pas « raté » ta vie : mais tu peux en avoir adopté une autre, qui n’était pas la tienne ! La tienne, tu ne l’as jamais commencée, peut-être même au nom du prétexte réaliste « faut bien vivre » ? Et tu avançais en âge à côté de ta vie, comme on dit de quelqu’un qu’il marche à côté de ses pompes ?
Ou bien ton existence s’est-elle figée en ses prémices ? Tu avais gravi les premières marches de la montagne, et tu as renoncé, perdant la foi en toi-même ? Tu étais dans la voie, mais un raccourci t’a tenté, et t’a égaré, loin de ton idéal ? Le vertige de Verlaine devenant :
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta promesse ?
Car tu promettais, comme on dit.
Qui osera répondre à la question : qu’ai-je fait de ma vie ? Celui qui affirme l’avoir réussie trahit une suffisance suspecte. Celui qui sent trop qu’il l’a manquée se réfugie dans la censure, oblitérant la question avant qu’elle ne se pose. Reste celui qui doute, qui ne cesse de s’interroger, et qui sait pourtant qu’il doit poursuivre sa quête de « l’inaccessible étoile », à l’image d’un Brel qui ne s’est jamais satisfait de son succès : « Mon père était un chercheur d’or / L’ennui, c’est qu’il en a trouvé. » Le Sens est toujours possible. Mais il faut aller au bout du chemin.
Ô mon ami, toi que voilà, dont l’ombre surgit à l’impromptu dans mon miroir : as-tu tenu la promesse de vie que fut ta naissance ? As-tu fait de ton être ce que la Vie en espérait ?
N’as-tu pas perdu ton temps à le « gagner » ? As-tu su reconnaître les merveilles que te réservait le moindre de tes jours ? As-tu ouvert les yeux, et pris ta part de la misère humaine ? As-tu aimé, admiré, écouté, contemplé, marché sur les sentiers, travaillé de tes mains, œuvré, créé ? As-tu suffisamment porté tes fruits, et même fécondé le monde ? As-tu osé être heureux, et partagé ton bonheur ? As-tu su parler d’autre chose que de toi, tout en faisant entendre ta petite musique ? As-tu souffert s’il le fallait, pleuré sans avoir honte, réconforté tant que tu pouvais ?
Ô mes ami(e)s, vous que voilà, qu’en diriez-vous ?
Le Songeur (23-10-14)
* Voici le texte exact de Verlaine (Sagesse, III, 6, « Le ciel est par-dessus le toit… ») :
« — Qu’as-tu fait, ô toi que voilà
Pleurant sans cesse,
Dis, qu’as-tu fait, toi que voilà,
De ta jeunesse ? »
(Jeudi du Songeur suivant (32) : « LA GUERRE DES YEUX »)
(Jeudi du Songeur précédent (30) : « COUP DE GÉNIE »)