Je songe – une fois de plus – à ce qu’on appelle un « coup de génie ». Et si j’y pense souvent, c’est que le génie me fait sans doute défaut : « La pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie », dit Camus. Nos manques nourrissent nos songes…
Qu’est-ce qu’un « coup de génie » ? L’inspiration subite, partielle, lumineuse, qui jaillit d’une cervelle humaine, au point de n’être parfois, aux yeux de son auteur, qu’une divine surprise que lui accorde le destin. Pour le génie au sens large, il faudra ajouter de la sueur et des larmes...
Le coup de génie se manifeste dans tous les domaines. C’est l’Eurêka du savant, le « coup de Bourse » du financier (avec ou sans « délit d’initié »), l’état de grâce du sportif, le « trait » du peintre ou du poète, le sublime du dramaturge (« Que vouliez-vous qu’il fit, contre trois ? – Qu’il mourût ! »), la simplissime solution d’un problème technique (par l’inventeur), les accords saisissants d’un compositeur (ce destin qui frappe, au début de la Vème symphonie de Beethoven), l’art de forger une maxime, l’émergence d’un titre qui fascine, etc.
En matière de création littéraire, celle qui me touche le plus, le « coup de génie », partiel et impromptu, se différencie du génie proprement dit, « cette longue impatience » (Paul Valéry) qui lentement édifie l’œuvre dans toutes ses cohérences (les idées, la structure, le style). Par exemple, si La Comédie humaine de Balzac est globalement géniale, elle fourmille de « coups de génie » partiels. Cette scène, par exemple, du Père Grandet sur son lit de mort : au moment où le prêtre approche de ses lèvres le crucifix en vermeil, pour lui faire baiser le Christ, l’horrible avare tend la main pour se saisir de cet or, et ce dernier effort lui coûte la vie !
Autre référence, La Fontaine, qui cumule les traits de génie. C’est, dans « La Laitière et le pot au lait », la fameuse chute « Adieu veau, vache, cochon, couvée. » qui retrace à l’envers son récit, ou mieux encore, l’idée de faire soudain parler Perrette au passé lorsqu’elle imagine l’achat de son porc futur (« Il était, quand je l’eus, de grosseur raisonnable »).
Mais le « coup de génie » est aussi bien structurel que stylistique. Ainsi, en flanquant Don Quichotte, chevalier de l’Idéal, de l’écuyer Sancho Pança, au réalisme épais, Cervantès fait de leurs échanges continus un vaste dialogue entre les contradictions de l’âme humaine.
Le chef-d’œuvre de Daniel Keyes, Des Fleurs pour Algernon, en est une autre illustration. Dans sa dernière édition, un long appendice retrace justement la genèse de ce livre (J’ai lu, n°427) – histoire d’un arriéré mental qu’une équipe de savants rend génial, à l’image d’une souris (Algernon) sur laquelle a réussi l’opération-miracle. Première étape : jeune homme, voyant combien son instruction l’éloigne de ses parents, le futur auteur se demande ce qui arriverait si l’on augmentait artificiellement l’intelligence des êtres humains ; il esquisse une nouvelle sur ce thème, qui n’aboutit pas. Deuxième étape : devenu professeur d’anglais d’étudiants en difficulté, il voit venir à lui l’un des élèves qui lui dit : « Je veux devenir intelligent », et cela lui inspire de choisir pour héros un attardé mental (Charlie Gordon). Troisième étape : l’auteur sent soudain qu’il lui faut prendre le personnage lui-même comme narrateur, étant logique que Charlie tienne un « journal de bord » pour que les savants mesurent son évolution. Là est le « coup de génie », ce choix d’un moule narratif où Daniel Keyes a pu aussitôt couler toute la richesse humaine dont son projet était porteur. On voit que l’émergence du « coup de génie », si phénoménale qu’elle apparaisse, est souvent le fruit d’une longue maturation.
Si bien que l’auteur authentique, qui sait bien qu’il a été traversé par quelque grâce, s’en réjouit sans s’en vanter. À telle enseigne que Daniel Keyes, auquel Asimov demandait : « Comment as-tu fait ? », répondit gentiment : « Quand tu le sauras, dis-le moi : j’aimerais le refaire. »
Le Songeur (16-10-14)
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