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Les Jeudis du Songeur (28)

LE MONOPOLE DU CŒUR

Je songe, épisodiquement, à la fameuse réplique par laquelle, il y a 40 ans, Valéry Giscard d’Estaing crucifia François Mitterrand : « Vous n’avez pas, Monsieur Mitterrand, le monopole du cœur. » Cette repartie, dit-on, aurait suffi à faire perdre les élections au candidat de la gauche (battu de peu, avec 49,18% des voix). Ce qui est sûr, c’est qu’elle a fait de leur débat télévisé un moment historique (10-05-74). Mais aussi, que sa portée ne se limite pas à son efficacité immédiate. Une parole de cet ordre vaut par ce qu’elle nous dit : 1/Sur son auteur, 2/Sur celui à qui elle s’adresse, 3/Sur l’époque où elle s’énonce, 4/Sur les arcanes de la psyché humaine.

Rappelons le contexte. Lors des présidentielles d’avril-mai 1974, le candidat de l’Union de la gauche, F. Mitterrand, ne cesse d’exhiber sa sensibilité aux malheurs des Français, malmenés par la droite : « Ce dont j’ai le plus souffert, c’est de constater que la majorité des Français comptait bien peu pour le gouvernement, et quels Français ! ceux qui produisent, ceux qui travaillent, ceux qui supportent les rigueurs d’une vie difficile », déclare-t-il le 20 avril 1974. Il allègue son « cœur », il convie les Français à « faire parler leur cœur ». Argument qui laisse entendre que son rival, alors ministre de l’Économie et des Finances, n’a aucun souci de justice sociale.

V. Giscard d’Estaing, lui, brillant diplômé, joue de sa « compétence » économique, et n’ignore pas que cette capacité même le fait passer pour un froid cerveau. Aussi tente-t-il de corriger cette image, dans son allocution du 22 avril : « On me fait parfois, je crois, le reproche d’être quelqu’un de froid. Je crois que ce n’est pas vrai. Je crois que je suis quelqu’un de réservé […] Mais vous savez que les gens réservés ne sentent pas moins que les autres, c’est pourquoi dans cette campagne, j’ai dit que je voulais regarder la France au fond des yeux, mais je voudrais aussi atteindre son cœur. » Cœur contre cœur, cerveau contre cerveau, qui va donc l’emporter lors de leur confrontation télévisée, le soir du 10 mai 1974 ?

Chacun des candidats a préalablement décortiqué le discours de l’autre. Ils connaissent leurs atouts et leurs failles mutuelles. Mitterrand s’exhibe, et joue à nouveau de la corde sociale. Il est grand temps, dit-il, de partager des richesses que produisent tous les Français : « […] c’est presque une question d’intelligence, c’est aussi une affaire de cœur. » Le cœur ! Voilà justement où Giscard d’Estaing l’attendait. Il laisse (une minute environ) son interlocuteur achever sa tirade sociale, pour mieux laisser s’étaler la stratégie du « cœur » du candidat socialiste. Alors, différant un instant le débat sur le fond, il plante son regard sur son adversaire et, le menton bien ancré sur ses mains croisées, énonce — avec une lenteur insistante — ces mots longtemps mûris : « D’abord, je vais vous dire quelque chose : je trouve toujours choquant et blessant de s’arroger le monopole du cœur. Vous n’avez pas, Monsieur Mitterrand, le monopole du cœur. Vous ne l’avez pas. J’ai un cœur comme le vôtre, qui bat à sa cadence et qui est le mien. Vous n’avez pas le monopole du cœur. » Cette réplique de Giscard fait mouche. Il a touché le pathos de Mitterrand… en plein cœur ! *

Cet épisode ne révèle pas seulement la personnalité de ses acteurs. Il montre aussi combien étaient déjà présentes, à l’époque, les dérives du « marketing politique » (pratique des sondages, stratégies de l’image, mise en scène de soi liée au discrédit jeté sur l’autre), qui ne cessent de « dévoyer » le jugement des citoyens, en écartant leur réflexion des réalités objectives de la politique d’un pays.

Mais la leçon va au-delà. S’il est vrai que Giscard d’Estaing n’a cherché qu’à disqualifier l’image de Mitterrand, celui-ci avait grand tort de pratiquer ce « chantage affectif » qu’implique le recours à la carte du cœur. Je suis gentil, donc j’ai raison. J’ai bon cœur, donc ma politique est bonne. Non : l’instrumentalisation du cœur ne vaut pas mieux que les sophismes de l’esprit. Ne mélangeons pas les ordres. Là commence l’honnêteté intellectuelle.

Le Songeur  (02-10-14)


* On peut revoir et réentendre cet échange historique en cliquant sur ce lien :
    http://www.ina.fr/video/I07115728.


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