Je songe à Philippe Avron, inoubliable acteur, dont les Carnets d’artiste (posthumes) viennent de paraître enfin*. Il se trouve qu’en 1966, j’ai d’abord été saisi par sa brûlante interprétation de L’Idiot. Puis j’ai eu la chance de le rencontrer une dizaine d’années plus tard. Il incarnait à mes yeux la notion de transparence, comme je l’ai rappelé en lui dédiant L’Inscription de Benjamin : « Le comble de l’art, c’est d’exhiber la profondeur. La beauté des choses et la vérité des êtres n’y sont plus apparences, mais Transparence. »
À la lecture de ces Carnets, on comprend que la transparence de Philippe Avron, « comédien par accident, mais homme par vocation », ne tombait pas du ciel. Elle prenait sa source dans une méditation continuelle sur son « être-au-monde », indissociable de son amour des gens, et dans un effort quotidien pour surmonter l’angoisse, cette angoisse propre à tous ceux dont le métier est de se livrer en pâture à l’ogre nommé public. Notamment lorsqu’ils entendent faire de cette profession un art, et de cet art, le chemin d’un don de soi.
Première surprise, donc : Philippe Avron avait peur. Cet homme spontanément amical, sincère, audacieux, au rire espiègle, et dont l’empathie trouvait toujours en vous de quoi vous gratifier de son amitié, cet « acteur de vie » en somme, était tenaillé par la peur. Comme tout comédien, sans doute. Mais bien au-delà du trac ponctuel d’avant l’entrée en scène, qui s’efface au bout de quelques répliques : la peur de Philippe, maintes fois avouée (combattre la peur, c’est d’abord se l’avouer), était à la mesure de son implication, c’est-à-dire aussi intense que profonde.
Ce n’est pas une mince affaire, lorsqu’on y songe, que de se donner en spectacle tous les soirs. De se livrer corps et âme, des centaines de fois, à la consommation d’autrui. De renouveler son saut de trapéziste sans filet au dessus de la fosse aux lions (ces féroces critiques qui vous attendent au tournant). « Je n’imagine plus la joie de jouer, mais la peur d’être jugé », écrit-il avant d’incarner le Prince Mychkine. Et quel que sera le succès, il faudra se recharger, se ressaisir, se re-cueillir. Tout jeu théâtral est mise en scène de soi. D’où sa vulnérabilité. Mais un autre risque est aussi de faillir à son personnage comme on manque à son devoir, ou pire, de lui prêter un « moi » frelaté parce qu’on a rechigné à s’y donner en entier. Quelle folie que de prétendre jouer un autre que soi, ou un « soi » qui est autre ! Quelle hémorragie fonctionnelle, que de se vider les tripes pour émouvoir celles du public ! Et quelle tentation de contrefaçon, si l’on veut s’assurer, pour être aimé, d’un succès facile ! Chaque soir, l’authenticité est un combat où il y a danger de se perdre. Mais c’est ainsi que grandit l’acteur : J’ai besoin de mes peurs pour aller de l’avant.
D’où l’autre surprise, si peu surprenante pourtant, que nous réservent ces Carnets d’artiste : l’empathique Philippe Avron s’y révèle puissamment égocentré. Il se cherche, il ne cesse de vouloir « enfin devenir soi ». Il ne peut donner toute sa mesure dans les personnages qu’il joue. Alors, il y parviendra en se « jouant » lui-même, seul en scène, auteur-acteur de ses textes (d’où ce miracle : Je suis un saumon). Le paradoxe, c’est que cette quête égocentrée n’est pas pour autant égocentrique. Car on ne donne que ce qu’on est, et le « soi », ça se soigne. Cela suppose de tâtonner, d’échouer, de repartir à l’assaut. On ne se construit pas à partir de rien, mais à partir des influences reconnues, des « rôles » qu’on a déjà joués, des êtres dont on a admiré l’étoffe au point de la leur emprunter. La mise en scène de soi implique un souci altruiste de l’ego que l’on transmet. « Aller vers moi, dit-il, c’est en même temps parler aux autres ». Philippe savait, avec Montaigne, que chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition. Et que devenir soi, c’est d’abord reconnaître en soi tous les êtres qui nous ont constitué, et dont nous avons butiné la vie, pour en faire le miel de notre âme. À travers ce prisme que l’on nomme « moi », ce sont ainsi les hommes que l’on transmet aux hommes. D’où l’humilité du « passeur d’humanité » que fut l’Ami Avron : À quoi ça sert d’avoir un beau monde intérieur si tu ne le fais pas visiter ?
Le Songeur (18-09-14)
* L’avant-scène théâtre/ collection des quatre-vents, 2014.
Pour en savoir plus : www.lesamisdavron.com
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