AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (252)

LES RIMES PERVERSES

On a vu jeudi dernier comment une prière (le Notre Père !) pouvait être lue comme un acte d’accusation.

Souvent aussi, la langue possède l’art d’exprimer les ambivalences du Réel en glissant dans les vocables qu’elle nous offre des éléments formellement contraires à ce qu’on croit vouloir dire. De sorte que notre énonciation finit par contredire notre énoncé.

Je l’ai appris de Baudelaire à la lecture attentive de son célèbre sonnet À une Passante1.

À première vue, c’est l’histoire poignante de la rencontre manquée d’une Femme idéale qu’il croise : Ô Toi que j’eusse aimée, ô Toi qui le savais !

En profondeur, c’est un « ouf » inspiré, le salut – de justesse– d’un amant qui échappe au vertige suicidaire d’une addiction dangereuse…

Voyez les rimes : d’emblée, cette Beauté apparaît comme l’incarnation d’une douleur « majes-tueuse ». Voilà bien une apparition inquiétante. Ce que confirme le mouvement de sa main aussitôt qualifiée de « fastueuse », c’est-à-dire objectivement « assassine » si l’on veut bien entendre.

N’allez pas, je vous prie, me reprocher de jouer avec les mots. Ce sont les mots qui se jouent de nous, avec la complicité évidente du poète qui en choisit les rimes.

La preuve ? Si la main s’est muée en « face tueuse », voici que la démarche de l’héroïne est qualifiée d’agile « avec sa jambe de statue ».

Or, même incomparablement belle, ne tentez jamais d’embrasser une statue : réanimée par la chaleur de votre passion, celle-ci ne manquera pas de vous broyer en refermant les bras sur vous. La statue tue, c’est implicite, mais cela s’entend.

Je fantasme, allez vous dire ? l’auteur n’a sans doute pas pensé à cela ?

Erreur ! Il explicite aussitôt l’ambivalence qu’il suggère, en lisant justement dans le regard de l’héroïne « La douceur qui fascine et le plaisir qui tue. »

La rime ne mentait donc pas !

Que va-t-il se passer ? Il l’accoste, l’amadoue, lui plait, elle le tutoie ? Pas du tout, encore que l’emploi de ce verbe maintiendrait bien l’ambiguïté… (Quand tu tutoies, tu tues qui?)

Si la Beauté éternelle, devenant familière, te tutoie tout à coup, Lecteur masculin, tu n’en mèneras pas large.

Dans les faits, la rencontre n’a pas lieu. Baudelaire échappe in fine au vertige suicidaire de la passion fatale.

Mais attention, il n’y a pas que les passions romanesques, et, littéralement, « tumul-tueuses », qui sont risquées.

La langue ayant tout prévu, si quelque bonne amie se met gentiment à vous embrasser « affec-tueusement », vous n’êtes pas à l’abri de dérives impensées ; en l’occurrence, l’empoisonnement virtuel que peut devenir l’emprisonnement affectif…

Méfiez vous donc des sous-entendus grouillant sous le silence apparent des mots.

Toute rime est porteuse de péril,

Poil au nombril !

Ce que je dis bien sûr sé-rieusement.

Bonne année 2021 !

Le Songeur  (14-01-2021)


1  À une Passante (Charles Baudelaire)

La rue assourdissante autour de moi hurlait.

Longue, mince, en grand deuil, douleur majestueuse,

Une femme passa, d'une main fastueuse

Soulevant, balançant le feston et l'ourlet ;

Agile et noble, avec sa jambe de statue.

Moi, je buvais, crispé comme un extravagant,

Dans son oeil, ciel livide où germe l'ouragan,

La douceur qui fascine et le plaisir qui tue.

Un éclair… puis la nuit ! - Fugitive beauté

Dont le regard m'a fait soudainement renaître,

Ne te verrai-je plus que dans l'éternité ?

Ailleurs, bien loin d'ici ! trop tard ! jamais peut-être !

Car j'ignore où tu fuis, tu ne sais où je vais,

Ô toi que j'eusse aimée, ô toi qui le savais !



(Jeudi du Songeur suivant (253) : « DOIS-JE VOUS SOUHAITER UNE ANNÉE DÉSALIÉNÉE ? » )

(Jeudi du Songeur précédent (251) : « PARFOIS, JE ME DEMANDE… » )