Une brume de notes harmonieuses, venue de la Nuit des temps, se dépose sur un champ, puis se dissipe. Elle laisse sur le sol, émergeant une à une, trois perles d’eau irisées qui disent leurs prénoms : do-réb-si… Puis, s’animant doucement, celles-ci esquissent leurs premiers pas, en mutant (– il ne suffit pas de naître, encore faut-il exister –) : do-fa-mi-sib-réb, un air qu’elles reprennent, émues, avant d’aller plus loin et d’insister : do-réb-do-réb-mib-mib-mib-mib ; – et là, comme ravies de leur propre esquisse qui semble trop inouïe pour se faire réelle, reposent leur souffle en une pause légèrement déceptive : (mib)-réb-do-sib-do-lab. Et voici les thèmes donnés : une courbe mélodique toute simple vient de naître du néant, elle est le chant retrouvé de la nostalgie profonde, si fascinante qu’on ne peut qu’en reprendre les inflexions, cinq demi-tons plus haut, la suite coulant de source et suggérant déjà les phases de son destin à venir, qui deviendront parfois torrentielles. Mais tout était en germe dans l’aria oubliée qui vient de faire résurgence miraculeusement…
J’emprunte cet exemple au début de la ballade n°4 de Chopin. Nous y assistons à la naissance et prime jeunesse d’un thème se faisant mélodie : va, vis, deviens. C’est une sorte de « Prélude » à l’existence de ce qui va suivre, à l’aventure extraordinaire que constituera cette ballade sublime. On peut en écouter le début ici (Richter1) et son ensemble là (Perahia2).
Et c’est exactement cela un prélude : l’annonce d’un monde promis qui, par elle-même, tient déjà sa promesse.
Au départ, conformément à son étymologie (prae-ludium : ce qui précède le « jeu » théâtral), le mot « prélude » a désigné successivement, dans le domaine artistique :
1/ L’essai de voix ou d’instruments qui précède une représentation :
2/ Une courte pièce (musicale) servant à introduire ou annoncer une œuvre plus substantielle qui suivra (notamment une fugue, cf. celles de Bach), puis, par extension, une œuvre courte assez libre faisant un tout par elle-même (Préludes de Chopin par exemple) ;
3/ L’ouverture symphonique d’une œuvre lyrique (un opéra par exemple, dont les thèmes dominants sont annoncés et orchestrés).
Mais le sens figuré pris par le mot (ce qui précède ou qui présage une situation ou un événement) laisse toujours entendre qu’un prélude, même comme genre limité à son propre cours, annonce toujours beaucoup plus que lui-même. Improvisé ou non, il renvoie à un ensemble, à un « Tout » dont il n’est qu’une partie. Il est alors comme la fleur qui promet le fruit, en nous dispensant des surcharges du remplissage. Il est ce « raccourci d’atome » porteur d’un univers, dont parle Pascal dans son évocation des deux infinis qui recréent sans fin le monde en se mimant l’un l’autre…
Voilà pourquoi, fasciné par cette forme d’évocation, j’ai souvent rêvé de son équivalent littéraire : « Ce que je voudrais écrire est à la littérature ce qu’un prélude musical est à la symphonie, notais-je. Esquisser en deux mots un monde fantastique, faire d’une émotion un songe tragique, énoncer un propos qui porte en germe un vaste essai. À chaque fois donc, méditer le mystère d’un « Tout » en n’en évoquant que l’infime partie… » (La Larme de Rubinstein, p. 23). Ce que je tente de dire chaque jeudi s’inscrit dans ce désir, et s’il y a un reproche que je me fais souvent, comme vous sans doute, c’est d’énoncer si longuement ce que je devrais suggérer en plus court.
Je voudrais ne réussir que de brèves partitions poétiques, comme celle-ci :
Les sapins tranquilles.
Ô monde immaculé !
On entend des trilles…
L’enfant est consolé.
Ou celle-là :
Ils ont franchi bien des rivages :
L’Enfant, des yeux, au loin les suit…
— Mais où vont-ils, tous ces Nuages ?
— Vers l’Avenir que tu construis
Mais il est temps de mettre un point
Final à ce modeste bulletin…
Ne jouons pas au Trissotin :
C’en est assez pour ce matin.
Le Songeur (3-12-2020)
1 Ici : https://www.youtube.com/watch?v=CYHRwmD661o
N’écoutez que les deux premières minutes : la simplicité de cet énoncé touche au sublime…
2 Là : https://www.youtube.com/watch?v=-Y5yiRRrk-A
Cette interprétation du jeune Murray Perahia est si globalement inspirée qu’elle me paraît supérieure à la version que donnera l’artiste dans sa maturité (en DVD).
(Jeudi du Songeur suivant (248) : « CONNAÎTRE LES MOTS POUR COMPRENDRE LE MONDE » )
(Jeudi du Songeur précédent (246) : « COUP DE VIEUX II » )