AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (244)

DE CE QU’ON SAIT… TOUT EN DÉSIRANT L’IGNORER.

En humaniste de bon aloi, je suis souvent sidéré lorsque j’apprends certaines vilenies, perversités, atrocités commises par mes semblables les hommes, dont je voudrais me sentir frère pour mieux les aimer… Ces faits divers démentent chaque jour ce que je croyais. Je n’en reviens pas, je tombe littéralement des nues. Je n’en reviens pas, et pourtant, je le savais ! Ce n’est pas par hasard que je me suis parfois donné comme devise : « Il faut croire en l’homme malgré l’homme ». Et je me redemande soudain : au fond de mon être, que crois-je vraiment ? Est-ce que je ne m’efforce pas sans cesse d’ignorer ce que j’observe malgré moi, tant la sanction du Réel, toujours cinglante, n’arrête pas de démentir ce que je voudrais croire ? Est-ce que je ne me love pas dans la bien-pensance idéaliste de ceux qui aiment « l’Homme » en déplorant les agissements des hommes ? Alors que d’autres, de la race des coléreux qui vitupèrent contre l’espèce humaine, aiment les hommes tels qu’ils sont dans leur condition concrète et ne désirent qu’à vivre et fraterniser avec les gens qui les entourent.

Mon cas n’est sans doute pas isolé. Dans de multiples domaines, il faut bien l’avouer : nous n’arrêtons pas, spontanément, de feindre d’ignorer ce que l’on sait très bien, dès lors que cela risque de troubler ce que nous croyons croire. Et cela, en toute « bonne foi » apparente. À l’instant, j’ai même failli écrire « sincèrement », ce que j’ai aussitôt corrigé en « spontanément ». C’est qu’il ne faut pas confondre sincérité et spontanéité : rien n’est plus spontané que la mauvaise foi !

Cette dualité ou duplicité, fort répandue, s’apparente à ce qu’Orwell, dans 1984, a justement nommé « double pensée », cet art subtil par lequel on apprend à se tromper soi-même sur ce qu’on croit savoir, sous l’effet d’une injonction collective ou tout simplement d’un désir personnel…

La double-pensée est une pratique mentale qui consiste à maintenir en soi deux « pensées » contradictoires, en oubliant sciemment l’autre lorsqu’on adhère à l’une, par éthique personnelle ou obligation politique. Ce qui se passe, c’est qu’on garde en soi la pensée qu’on veut tenir à distance pour l’empêcher de revenir à la conscience, c'est-à-dire pour mieux l’ignorer. Quitte à la reprendre pour chasser celle qui avait pris sa place. On sait donc ce qu’il faut « ne pas savoir » pour éviter d’en être troublé. Bizarre bizarre, Sire Orwell !*

Il y en a bien des exemples. Tous se calquent sur le modèle caricatural de l’adjudant qui, face à une réalité humaine qui dérange son autorité, déclare : « Je ne veux pas le savoir ». Or, quand ou veut ne pas « savoir » quelque chose, il faut bien discerner avec précision ce qu’on veut ignorer. Voyez ces héroïnes de Marivaux qui refusent de reconnaître en elles-mêmes l’essor de leur amour naissant, tout en se laissant aller - pour les condamner illico – aux rêveries amoureuses qui les traversent.

Au niveau simplement individuel, ce symptôme familier s’apparente évidemment au refoulement freudien : il se reconnaît précisément à ce qu’il trouble la conscience obsessionnellement, raison pour laquelle on le repousse sans arrêt en différant le « retour de refoulé » (lapsus, conduites contradictoires, etc.).

Mais au niveau de notre existence sociale, et dans la vie publique, la chose vire rapidement au mensonge collectif. Elle fait de l’attitude de l’adjudant une sorte d’imposture institutionnelle où des classes ou catégories sociales entières s’ingénient à ignorer ce qu’elles savent très bien. J’en donnerais volontiers pour preuve la pratique du langage politiquement correct où l’on croit devoir, au nom d’une convenance fallacieuse, rendre complices ses propres concitoyens de cette duplicité qui veut ignorer ce qu’elle sait (bref, cette « double pensée »).

Prenons le simple exemple d’un terme en vogue comme le mot incivilité qui désigne, tout en les masquant, des violences plus ou moins gravissimes. Il faut bien connaître la cruauté d’une réalité pour estimer devoir la nier par un langage châtié, et finir par l’oublier en n’en acceptant plus que son expression édulcorée. Le maniement de cet euphémisme a le caractère même de la double pensée : 1/ je sais bien, en l’employant, que je qualifie un acte inqualifiable 2/ mais en même temps, je parviens, en feutrant sa réalité, à mieux fermer les yeux sur son horreur. Ce faisant, j’invite sciemment mes interlocuteurs à partager mon mensonge. Ces derniers, s’ils sont bien formatés, entrent en effet dans la même duplicité : 1/ Ils savent bien qu’en atténuant la réalité par cet euphémisme, j’en pointe l’horreur ; 2/ Ils se sentent néanmoins soulagés de « savoir sans trop voir » ce qu’il serait choquant de dénoncer dans toute sa crudité. La pratique du politiquement correct réactive ainsi sans cesse le mécanisme de la « double pensée » établi part Orwell : « Persuader consciemment l’inconscient, puis devenir inconscient de l’acte d’hypnose ainsi perpétré ».

Autre exemple : le langage publicitaire ne manque pas, lui non plus, de solliciter notre aptitude à double-penser pour nous aider à croire tout et son contraire. Rappelez-vous ce slogan : Soyez différent, pensez Pepsi ; lequel signifie bien : Singularisez-vous en faisant comme tout le monde… Dans un spot que j’avais enregistré, la marque Bonbel justifiait pareillement l’art de vivre au quotidien dans l’autoaveuglement : Les choses dont on a le plus besoin sont celles qu’on finit par acheter sans y penser.

La plupart des idéologues recourent à la double pensée pour s’auto-persuader de la véracité de leurs sophismes, tout en en persuadant les autres. Un événement récent, dénoncé par François Ruffin, l’a manifesté de façon flagrante : il s’agit de la pleurnicherie des politiciens français, « surpris » par la décision des dirigeants de Bridgestone de fermer leur usine. Voyons donc : les mêmes politiciens n’avaient-ils pas adopté à deux mains la fameuse Constitution, fondée sur le « libre échange », que s’est donnée comme règle l’Union européenne ? Qu’une firme qui délocalise sans états d’âme se trouve dans la logique de l’économie « libérale », ils ne l’ignoraient pas : mais ils feignaient de découvrir ce qu’ils savaient. Et ils oublieront bien vite cette évidence par conviction idéologique, par « foi » sincère dans le libre échange. L’hypocrisie se fait alors institutionnelle. Bruxelles a beau recommander à tous ses membres de pratiquer une concurrence libre et « non faussée », on sait bien que les firmes rivales s’ingénient, dans le cadre de ce choix officiel, à subvertir de mille et une manières cette règle pour mieux conquérir les marchés. Tout le monde le sait, les européistes, français ou non ne l’ignorent pas : et pourtant ils s’étonneront toujours des effets désastreux du libre échangisme qu’ils préconisent par ailleurs…

En Occident, pendant des décennies, un discours universel a prétendu vouloir favoriser le « développement » des pays qu’on nommait « sous-développés » ; mais cette expression même, sans cesse réitérée, laissait entendre que les « nantis » étaient convaincus que les pays pauvres seraient toujours « en retard » sur notre évolution qu’on appelait progrès.

Dans le chapitre « Grammaire africaine » de ses Mythologies, Roland Barthes montre aisément l’emploi hypocrite d’un certain nombre de vocables qui ont pu désigner à l’époque les « événements d’Algérie », et en particulier le mot « pacification » qu’il fallait comprendre au sens de « guerre ». Comment ne pas se souvenir des fortes anti-devises citoyennes qui président aux destinées de 1984 : L’ignorance, c’est la force, La liberté c’est l’esclavage, La guerre c’est la paix. Pour s’en convaincre, il suffit d’apprendre à double-penser.

En vérité, en vérité, l’exemple de l’adjudant qui dit « je ne veux pas le savoir » ne symbolise pas seulement la pratique de la double pensée au sein des institutions militaires (l’ignorance, c’est la force !). Partout s’exerce une nécessaire « fonction adjudante » qu’assument la plupart des responsables chargés d’assurer, institutionnellement, la défense de leurs propres institutions : Églises, Sociétés, Firmes, Systèmes éducatifs, Partis, Gouvernements…

Ne vous étonnez donc pas des oublis chroniques de nos gouvernants omniscients. La sphère politique grouille de pantins qui, tels Pinocchio, ont le nez d’autant plus long qu’ils ont la mémoire courte…

Le Songeur  (12-11-2020)


* Le héros de 1984, Winston Smith, est chargé de rectifier les archives du régime, de sorte que jamais les annonces officielles ne diffèrent du contenu des textes antérieurs ou discours archivés. Big Brother ne doit jamais être pris en flagrant délit de contradiction. Par exemple : alors que celui-ci avait promis une augmentation de la ration de chocolat hebdomadaire, Winston constate, en fait, que les autorités viennent de la réduire de 30 à 20 grammes. Winston est donc conduit à réécrire l’ancienne promesse de Big Brother, en lui faisant dire que la ration de chocolat allait être portée à 20 gammes, puis il doit s’efforcer d’oublier en même temps l’ancienne version et la correction à laquelle il vient de procéder. Quitte à s’en ressouvenir, au besoin, s’il se produit une nouvelle modification officielle.

Pour raison garder, Winston doit maîtriser le fol exercice de la double pensée, à savoir :

« La double pensée est le pouvoir de garder à l’esprit simultanément deux croyances contradictoires, et de les accepter toutes deux {…} Dire des mensonges délibérés tout en y croyant sincèrement, oublier les faits devenus gênants puis, lorsque c’est nécessaire, les tirer de l’oubli pour seulement le laps de temps utile, nier l’existence d’une réalité objective alors qu’on tient compte de la réalité qu’on nie, tout cela est d’une indispensable nécessité. »

Autre exemple. O’Brien, le tortionnaire de Winston, surprend celui-ci en possession d’une photo ancienne, mais bien réelle, de trois ex-dirigeants jugés traîtres depuis, et exécutés. Appelés « non êtres », ceux-ci sont censés n’avoir jamais existé (car le passé doit éternellement être identique au présent). Cette photo, déclare O’Brien en le lui montrant, est une hallucination ; « Non, s’écrie Winston, elle existe ! » ; pour le faire taire, O’Brien brûle la photo sous ses yeux, et déclare : « Elle n’existe pas, elle n’a jamais existé. – Mais elle existe encore ! réplique Winston : elle existe dans la mémoire, dans la mienne, dans la vôtre ! – Je ne m’en souviens pas, conclut O’Brien. »

Le récit enchaîne : « Au moment où il dit Je ne m’en souviens pas, O’Brien sait suffisamment de quoi il est question pour juger nécessaire d’affirmer qu’il l’a oublié, et il oublie simultanément cette dénégation elle-même. » : […] Il était parfaitement possible qu’0’Brien eût réellement oublié la photographie. Et, s’il en était ainsi, il devait avoir déjà oublié qu’il avait nié s’en souvenir et oublié l’acte d’oublier. »

Habile en double pensée, O’Brien joue parfaitement avec le concept de « Non être », qui désigne tout citoyen qu’il a fallu « vaporiser » (= supprimer) pour traîtrise ou hérésie. On ne doit se souvenir ni de son existence, ni de sa suppression : puisqu’il n’existe plus, son « être » doit n’avoir jamais existé. La simple nomination de « non être » porte en elle-même son oubli et sa mémoire, son être et son inexistence. Le génie orwellien réactive ainsi la notion de Limbes…



(Jeudi du Songeur suivant (245) : « COUP DE VIEUX » )

(Jeudi du Songeur précédent (243) : « POURQUOI LE GRAND MANITOU N’EST PAS NOMMABLE… » )