Partons de trois considérations ou variations qui ne sont pas sans liens.
1. D’abord un aveu. Nul n’ignore que je m’appelle, ou plutôt qu’on m’a appelé « Bruno ». Au fil de mon enfance, à force d’être interloqué au moyen de cette adresse verbale, « Bruno ? », auquel je répondais « Oui, je suis là ! » ou « Oui, oui, c’est moi », j’ai fini par avoir cette intime conviction : Je suis « Bruno ».
Dans mon ressenti, ce signe linguistique, ce vocable « Bruno », c’est moi. Très tôt, je me suis donc pris pour « moi-Bruno », même si c’est un peu délirant. Par décision parentale, par définition donc, j’étais Bruno en soi. C’était cela, mon être en devenir, et tout autre sujet masculin qu’on déclarait ou qui se déclarait « Bruno » m’est d’abord apparu comme un usurpateur d’identité. Corollairement, dès que quelqu’un pouvait insulter ou malmener ce prénom, je me sentais aussitôt attaqué dans ma personne, tellement maladive est cette illusion nominale.
Naturellement, je pourrais en dire autant de mon « patronyme », en particulier lorsqu’il est décliné avec mon prénom, d’autant plus que la loi m’assigne là une identité sociale qui n’est alors plus une illusion subjective mais une bien lourde « réalité » à assumer : quand on m’appelle par mon nom suivi du prénom, je dois répondre que c’est « moi », et je prends le risque de mériter la prison dès lors que ma « signature » a engagé ma personne en bas d’un bout de papier. Sous l’Ancien régime, où la seule insulte à un nom forçait la personne à se battre en duel, ce lien était gravissime, en privé comme en public. Il était impossible de couper court à la fatalité nominale. N’avoir pas de « nom », c’était être considéré ou se considérer soi-même comme inexistant. C’est totalement fou. Mais de cette situation fort arbitraire, il reste quelque chose en chacun de nous.
Ainsi, lorsque j’ai pris un « pseudo », ce n’était pas du tout pour me glorifier d’un vocable susceptible de devenir illustre, c’était avant tout pour créer une distance entre ma personne et ma signature, nier l’illusion nominale, échapper à la douleur de prendre pour moi ce qui dénigrerait ce nom de plume. C’était un masque et un bouclier provisoires : le seul danger étant de voir ce masque concurrencer ma personne, et finalement, me déloger de moi-même en devenant l’autre (l’auteur « François Brune »). De sorte que, si mon pseudo passe pour un second nom, mon nom dit « réel » n’était finalement rien d’autre qu’une sorte de premier pseudo…
2. Un peu de « linguistique pour les nuls », si vous le voulez bien. Mes considérations sur ma dénomination personnelle valent bien sûr pour tout le monde. Chacun de nous a le grand tort de céder à cette illusion nominale qu’on lui a inculquée, et nombreux sont les autres prénoms qui auraient pu servir à le différencier d’autrui, en qualifiant tout aussi arbitrairement son « identité particulière ». Chacun est ainsi forcé à confondre ce par quoi il « signe » (son nom) et la chose signifiée : lui-même (« ce qu’il est ou se sent être »).
Ce n’est pas tout. Cette nomination de sujets ordinaires comme vous et moi, comme celle du grand Manitou lui-même (« Dieu » !) n’est elle-même qu’un cas particulier de la Nomination en général, cette bizarrerie qui fait que tous les mots, les noms et noms propres y compris, obéissent à la loi de « l’arbitraire du signe » mise en évidence par le père de la linguistique, Ferdinand de Saussure (1857-1913).
Rappelons en effet que tout Signe, élément fondamental du langage (mot ou groupe de mots), et donc de la signification, se constitue, indissociablement, d’un signifiant et d’un signifié. Le mot « citadelle » par exemple, est un signe. Le signifiant de ce mot est la réalité matérielle qui nous le rend sensible, c’est-à-dire sa graphie (pour le lecteur) ou la chaîne sonore de sa prononciation (pour l’auditeur). Le signifié correspond au concept que représente ce mot dans la langue (définition du dictionnaire ; connotations liées au contexte de son emploi). Dans l’usage courant de la langue, le signifiant et le signifié d’un Signe sont aussi inséparables que le recto et le verso d’une feuille de papier : lorsque nous entendons le mot citadelle le signifiant et le signifié ne font qu’un dans notre esprit, instantanément.
Or, ce lien qu’on voudrait croire « naturel » (qui nous fait croire et dire que chaque chose a son nom) est arbitraire1, et purement conventionnel : il n’y a pas de relation « naturelle » entre le choix d’un « signifiant », entre sa matérialité même et ce qu’est ou évoque son « signifié ». C’est bien par convention que j’appelle « poisson » ce qu’un Anglais appelle « fish ». De même, le mot citadelle, par ses sonorités, peut me paraître d’une beauté qui convient parfaitement à une merveilleuse cité juchée sur une montagne : c’est une illusion subjective, comme le montre la comparaison avec le mot mortadelle. C’est notre conditionnement psychique qui associe la réalité évoquée au signe qui l’évoque. Quels que soient les codes des différentes langues, il n’y a pas d’équivalence entre le signe et la chose signifiée. L’illusion nominale, c’est au contraire de le croire, comme on l’a vu pour les prénoms. Et comme en jouent les poètes en aiguisant leurs rimes…
Le problème est d’autant plus complexe que non seulement les « signes » n’ont pas de relation naturelle avec les réalités qu’ils « désignent, mais que c’est souvent cette désignation même qui « crée » à nos yeux la « réalité » signifiée. Dès que l’homme nomme, il isole une partie de la réalité pour la « définir », la « découpant dans le champ des choses pour la faire remarquer, et donc nous conduire à la voir et « penser » comme une partie du réel qui jusque là ne nous avait pas « sauté aux yeux ». Nommer, c’est alors inventer, voire créer le réel pour nous le faire « connaître » et « reconnaître », même si cette opération est orientée par la subjectivité de celui qui nomme ou de la société qui l’adopte dans sa langue (point de vue fixé par le dictionnaire officiel). Quand bien même la production d’un signe, avec l’arbitraire qui l’accompagne, semble nous apparaître comme une « révélation » du réel, c’est toujours de façon plus ou moins frauduleuse sous son apparence « objective ».
Pour les « moins nuls » qui veulent tout comprendre, ce qu’on appelle « l’arbitraire du signe » se constitue en fait de deux opérations simultanées : l’arbitraire de la sélection et l’arbitraire de la nomination, ce que je détaille en note1, pour ne pas fatiguer les impatients…
En guise de brève conclusion donc, si j’en reviens à mon prénom (ou au vôtre), on dira que, dans la réalité du Réel, je ne suis pas « Bruno » : je suis un être humain — je suis le mystère de cet être qu’on a appelé « Bruno » par commodité, pour le différencier de tant d’autres sujets humains. « Bruno » n’est que le signifiant pratique dont on m’a affublé pour reconnaître et « identifier » le signifié « ce que je suis », « ce qu’est ce gars-là ». C’est une convention, pas une évidence : nous n’avons pas droit de confondre le signe avec la chose signifiée ! 2
Si donc la nomination d’un sujet lambda comme moi, comme vous lecteur, ou comme tant d’autres est une réalité aussi complexe, qu’en sera-t-il de cet Être supposé créateur du monde et auquel, — au mystère duquel — on se contente de « renvoyer » à l’aide du terme générique « Dieu », faute de pouvoir le « nommer », en lui trouvant une dénomination vraiment constitutive. Car on aurait pu aussi bien renvoyer à son cas en lui attribuant d’autres termes provisoires comme : Bieu, Mieu, Vieu ou Zieu, etc. (« Zieu soit loué ! »), ou encore la Foudre des cimes, le Bouffe-tout, la Matrice, etc.
3. Le génie des Algonquins. Contrairement aux Occidentaux que nous sommes, avec notre mot provisoire, basique et si pauvre, Dieu, God, Dios, etc, les Algonquins usent d’un vocable beaucoup plus riche, si j’en juge par le Petit Robert des noms propres : « Manitou » !
MANITOU : (mot algonquin, « Grand Esprit ») Divinité des Indiens dakotas, qui distinguaient les Manitous ou Âmes du soleil, des Vents des eaux, ainsi qu’un bon (Kitchi) et un mauvais (Matchi) Manitou.
Magnifique approche, comparée à la nôtre ! L’erreur serait bien sûr d’orthographier le mot : « Manie Tout ». Cela dit, tous les attributs classiques de nos évocations de « Dieu » sont déjà là : la grandeur, l’Esprit, la Lumière (solaire), le Souffle ! Et en plus, ces gens-là font une distinction entre le bon Manitou et le mauvais, ce qui leur permet d’échapper à la terrible impasse des religions monothéistes, qui postulent que Dieu est à la fois unique, doté de la totale puissance, et suprêmement bon. En effet :
Bref, les Algonquins avaient tout compris, au risque de sombrer dans le manichéisme…
4. Face à cette complexité, il faut saluer la trouvaille des Hébreux qui, sentant bien qu’il est impossible de dénommer « Dieu » par un nom définissant tout ce qui fait sa nature en soi, son « essence », se sont tirés d’affaire, non en le nommant, mais en renvoyant à son insaisissable réalité par un sigle mystérieux, imprononçable, le tétragramme : YHWH. Dans L’Invention de Dieu, précisément, Thomas Römer en donne une explication d’une simplicité biblique : à partir du moment où Dieu est dit Unique, remarque-t-il, il n’était pas nécessaire de le distinguer d’un autre en lui attribuant un nom propre. Évident, mon cher Watson !
Cela étant, il y a aussi une autre raison, classique, qui rappelle que dans la pensée juive, le nom étant porteur de l’identité de ce qu’il désigne (tout imprégné de son essence, ce que l’on a définit plus haut comme une l’illusion nominale), le fait de donner un nom à la divinité aurait permis à quiconque l’écrit ou le prononce d’agir sur l’entité de qui porte ce nom, de falsifier son identité. Seul l’Être divin devait pouvoir agir sur l’Être divin (ou se nommer lui-même). Mieux valait donc qu’il n’ait pas de nom, pour empêcher l’homme de céder à la suprême tentation magique : s’emparer du pouvoir divin en manipulant son « nom » lié indissociablement à son Être. Et d’ailleurs, lorsque « Yahvé », supposé être « Seigneur », se définit lui-même, il ne « dit » rien d’autre que l’affirmation de son Être transcendant, sans détail ou autre précision particulière. Il dit : « Je suis « Je suis » = « Je suis celui qui suis » — je suis l’Être en soi = je n’ai pas à « devenir » comme vous les êtres humains, soumis aux lois de l’Espace-Temps…
Le problème, c’est que ce refus de la nomination demeure malgré tout une nomination, sa particularité se trouvant alors dans le fait que le signifiant est identique au signifié. Le nommer carrément « l’innommable » serait encore une nomination. Or, cette répétition d’un signifiant qui joue à être son propre signifié est justement ce qu’on appelle en rhétorique une tautologie. La tautologie est cette figure de style qui affecte de donner comme raison d’être d’une chose la répétition du mot qui la désigne (La France, c’est la France, une femme est une femme, Dieu c’est Dieu etc.). Bref, on retombe dans cette maudite confusion entre le signe et la chose signifiée, quoique en version négative (ne prononcez pas le nom vous porteriez atteinte à la chose) !
Nous voilà bien avancés !
Mais alors, que faire et que dire ? Je n’en sais trop rien.
La fatalité qui pèse sur nous, pauvres humains dotés de la parole, c’est qu’il nous faut bien désigner, en mode pratique, pour « en parler », ce qu’on ne peut absolument pas réussir à nommer2, en modalité théorique, pour en saisir la vérité…
Alors, on fait ce qu’on peut. Et c’est pourquoi, épuisé moi-même par ces premières considérations, je vous laisse longuement y songer2-3, en relisant avec patience, non sans masochisme, les petites notes qui suivent, si le cœur vous en dit vraiment…
Le Songeur (05-11-2020)
1 Voici, en un mot l’explicitation qu’on peut faire de ce double arbitraire :
L’arbitraire de la sélection. Nommer une chose, c’est la choisir et l’isoler pour la « saisir » ou définir. Ce repérage la fait exister aussitôt dans le langage : une part du monde, jusqu’alors informelle, émerge à nos yeux et prend en quelque sorte le statut de « réel ». Lorsqu’une langue s’élabore, en répétant indéfiniment cette opération, elle forme un système de mots qui semble refléter les structures du réel mais qui, en vérité, n’en constitue qu’une image partielle et toujours provisoire, une « construction » empirique au gré des aléas de l’histoire, une représentation. La comparaison entre les langues montre combien est arbitraire ce repérage sélectif, ce pré-découpage du réel par lequel chacune quadrille le monde à sa façon. Tout langage est infiniment lacunaire et approximatif, si l’on en juge par la complexité du monde, mais il n’en forme pas moins un système d’interprétation du Réel, dont il se veut l’équivalence, mais qui, si pratique et si riche soit-il (c’est là le « génie » de la langue), doit tout de même être considéré pour ce qu’il est : une grille idéologique. L’illusion des usagers d’une langue, c’est alors de prendre cette nomination sélective pour un reflet objectif des choses, et de croire qu’ils « possèdent » la réalité du monde à travers le réseau des mots. Or, cette illusion est dominante en nous. Elle nous devient « naturelle » parce que « habituelle » avec la pratique du langage. On dit couramment qu’il faut «appeler les choses par leur nom», oubliant que la nomination ne les saisit que par le petit bout de nos lorgnettes savantes, qu’elle les ordonne selon des concepts bien arbitraires, et impose à chaque locuteur une perception préconstruite, donc tronquée, du réel. C’est ainsi que, selon Claude Lévi-Strauss, une ethnie n’a qu’un mot pour dire à la fois «joli et jeune» et un autre pour dire «vieux et laid»... Il est vrai que notre langue médiatiquement correcte progresse à grands pas vers cet idiome ancien.
L’arbitraire de la « désignation » consiste en ce que le vocable inventé ou choisi pour désigner une réalité est sans rapport avec la chose signifiée. À l’arbitraire de la sélection (le pré-découpage par la nomination, qui fait exister les choses comme réalités autonomes) s’ajoute ainsi ce second arbitraire, celui des signes dont on les couvre. C’est par convention qu’on appelle «arbre » un arbre : il n’y a pas de lien naturel entre le signe et la chose signifiée. Mais cet arbitraire de la désignation est, lui aussi, méconnu et nié par notre usage quotidien de la langue : nous identifions à tout moment la réalité d’une chose au nom qui la désigne (à commencer d’ailleurs par nos propres noms et prénoms, comme on l’a vu, lorsque nous disons « Je suis X, Je suis Y »). Mus par la « tendance à l’expressivité » (que les linguistes appellent aussi « tendance iconique ») nous nous plaisons à entretenir cette « illusion réaliste » selon laquelle chaque chose a « son nom », et chaque nom, dans ses sonorités mêmes, représente, c'est-à-dire rend présente « l’essence » de cette chose. Dès lors, il suffit de jouer sur les mots et leurs connotations pour tenter de colorer ou réinitialiser la « nature » des choses que l’on nomme, et, lorsqu’il s’agit de personnes, « l’identité » des gens dont on parle. C’est ce que nous faisons couramment lorsque nous définissons, présentons ou jugeons autrui. Ainsi, à chaque fois que nous « désignons » une réalité ou une personne, nous la faisons voir plus ou moins sciemment selon un certain angle, d’un certain point de vue. Nommer, c’est toujours plus ou moins enfermer ce que l’on désigne dans une « essence » même lorsque le propos est flatteur. La nomination se veut ou se croit toujours plus ou moins « performative » (elle réalise ce qu’elle énonce, en en établissant ou modifiant la conscience que nous en avons).
2 D’où la naïveté du trop fameux vers de Boileau « Il faut appeler un chat un chat et Rollet un fripon ». Car un « chat » ne s’appelle pas un chat. Même en anglais, où un cat ne se nomme pas un cat, notamment lorsque c’est un dog… Et de même, répétons-le, « Bruno » n’est pas « mon » nom, c’est simplement la façon hâtive dont on a réglé socialement mon cas, c’est-à-dire le mystère étrange de cette personne qui semble égarée dans l’être que j’habite, et dont on m'a fait croire qu’il s’agissait de « moi ».
3 Dans la pratique, où l’on doit bien désigner ce qu’on ne peut nommer, les diverses cultures n’ont pas manqué de signifier « Dieu », non pas au moyen d’un nom englobant son essence, mais par un terme renvoyant à tel ou tel aspect partiel supposé constitutif de sa « réalité, ce qui participe de cette autre figure de style appelée « métonymie », et qui consiste à évoquer le « tout » d’une réalité par l’une des parties estimées la constituer spécifiquement quoique partiellement (en langage sportif, « les bleus sont les joueurs de l’équipe de France ; en esthétique, une « toile » désignera une peinture ; en histoire, le « trône » désigne le pouvoir royal, souvent opposé au pouvoir religieux lui-même dénommé « l’autel », etc.).
« Grand esprit », Dieu sera par exemple évoqué au moyen du terme signifiant le Vent ou le souffle, l’orage ou le tonnerre, ou simplement la lumière du jour, qui a inspiré le nom même « Deus » : Dieu, chez les Romains, est issu de la racine indoeuropéenne « Dei », qui désigne le Jour (la lumière en soi). Au point que les jours de la semaine de notre calendrier, traduit du latin, comportent tous la racine finale « di » rappelant le rôle de la divinité qui, chaque matin, semble faire renaître le jour à son image. Quant au nom même du dieu latin, « Jupiter », il se compose de deux attributs divins : le jour (Ju=diu=jour) et le père (Ju-piter est le Père suprême). Ainsi, selon leur culture et leur langue, les communautés humaines créent « Dieu » à partir de signifiants préétablis empruntés aux divers traits de phénomènes naturels plus ou moins impressionnants.
Ce qui montre, en passant, que si, pour un signe donné, le lien signifiant-signifié est arbitraire, chaque fois que nous avons à nommer une réalité nouvelle, quelle qu’elle soit, nous tendons à lui insuffler, par la reprise de « signifiants préexistants (notamment ceux que fournit l’étymologie, cf. notre stock de racines gréco-latines), une part de leurs signifiés acquis, ce qui n’est plus vraiment « arbitraire ». Ces signifiants préétablis, quoique conventionnels originellement, fonctionnent alors comme des « prêts à porter » de signifiés implicites…
Vous êtes bien d’accord, n’est-ce pas ?
(Jeudi du Songeur suivant (244) : « DE CE QU’ON SAIT… TOUT EN DÉSIRANT L’IGNORER » )
(Jeudi du Songeur précédent (242) : « De l’Injustice » )