Le plus souvent, dès qu’il est question dans un groupe de partager ou répartir un bien quelconque (dessert, salaire, avantage), on trouve « injuste » de recevoir une part plus petite que celle de son voisin, ou inférieure à ce qu’on se croyait en droit d’obtenir, compte tenu de nos besoins ou mérites supposés. Ce type d’injustice, de nature quantitative, en général fondée sur l’inégalité apparente des biens répartis, engendre sans doute une « frustration » provisoire, mais réparable : l’enfant que je demeure, dont la part de gâteau est jugée trop mince ce soir, pourra se voir attribué demain une double part réparatrice. Ainsi, dans l’ordre quantitatif de l’avoir, à celui qui se sent « privé » de ce qui lui semblait dû, bien des compensations (familiales, sociales) peuvent venir atténuer ou corriger le sentiment spontané qu’il éprouve d’être injustement traité.
La véritable injustice, elle, se situe à un tout autre niveau. Loin de se limiter à l’insatisfaction d’une envie ou d’une attente, concernant des biens évaluables ou partageables, elle s’apparente à une blessure de l’être : blessure de ne pas se sentir reconnu dans sa valeur ou qualité personnelle, dans son mérite ontologique d’être humain pourrait-on dire, et placé en situation telle qu’il lui est impossible d’obtenir réparation, le droit à la parole lui étant alors refusé autant que la « reconnaissance » à laquelle il aspire. Ce peut être en raison d’un simple hasard défavorable, qui par exemple le fera pâtir d’une sanction imméritée, mais c’est le plus souvent parce que notre identité « sociale », plutôt que « personnelle », est en permanence en proie à toutes sortes de « jugements » que les uns et les autres ne cessent de porter sur les uns et les autres… Nous sommes tous, en tant que sujets de parole, capables d’enfermer autrui dans nos jugements téméraires, et corollairement, être objets de discours peu amènes qui nous emprisonnent nous-mêmes dans des sentences imprévues, en bâillonnant nos défenses prises de court. Cette injustice coutumière, celle de la sentence que nous formulons parfois, mais dont nous sommes l’objet à notre tour aussi souvent, est d’une tout autre cruauté que la frustration que j’évoquais ci-dessus : c’est une blessure au cœur de l’ego, lequel se sent nié dans ce qu’il est ou tend à être. Vous vous trouvez soudain nié dans ce que vous vous sentiez être, et le plus souvent calom-nié, sans possibilité de vous justifier, enfermé dans l’enfer du jugement le plus banal pouvant être porté sur votre personne, et souvent « une fois pour toutes » (« Tais-toi, tu sais très bien ce qu’il en est. ») C’est dans le refus d’une parole de justification à quiconque est jugé que réside l’injustice, l’injure faite à l’être catalogué dans le moindre verdict émis sur son cas, prisonnier de la chape du jugement d’autrui, de sorte que Sartre a pu écrire dans Huis clos : « l’Enfer, c’est les autres ». La victime condamnée se trouve alors littéralement damnée : il lui est désormais interdit de s’expliquer, de dissiper l’erreur ou le malentendu qui la méconnaît (il est moins douloureux d’être inconnu que méconnu). Prenons garde à nos sentences sans appel, elles sont multiplicatrices de souffrances sociales secrètement vécues.
Dans sa pièce Huis clos, Sartre place délibérément ses personnages dans une situation particulière : « morts », ils ne peuvent ni refaire ni amender leur vie. Et cela lui permet d’observer in vitro la nature de leur souffrance, pour lui conférer, par une description minutieuse, une portée universelle. Voici donc Garcin, le « héros », qui se retrouve « en enfer » pour crime de lâcheté. C’est en vain qu’il veut récuser et modifier cette sentence : exilé à jamais de l’Existence, ses prétentions et arguties ne peuvent plus convaincre personne, et il n’a plus la possibilité de se réhabiliter par des actes. On commence alors par affirmer publiquement que « Garcin est lâche », et l’on finira par dire sentencieusement « lâche comme Garcin ». L’enfer, ce sera cette aliénation, cet enfermement dans une essence qui n’est pas soi comme dans une camisole de force, et c’est cette négation de soi que chacun peut être en situation d’éprouver un jour ou l’autre, à juste titre ou non, d’où l’universalité de la formule « L’enfer c’est les autres ». Dans le cas de Garcin, certes, ce jugement s’avère « juste » en ce que celui-ci a eu le tort de se prendre pour ce qu’il n’est pas (un militant courageux). Mais dans la plupart des cas où des jugements téméraires sont prononcés à la légère, donc foncièrement injustes, il est fréquent que la dynamique sociale de la calomnie suffise à les propulser au devant de la scène, de sorte que la victime ne peut ni les corriger, ni se justifier. D’où l’intolérable torture qu’éprouve tout innocent qui se trouve nié dans son être. C’est cet enfer que fait vivre la véritable injustice.
Or, dans toute existence, iI y a un moment « fondateur », souvent très tôt, et très ordinairement, où n’importe quel être humain fait l’expérience première, exorbitante, monstrueuse, de cette injustice. Il ne s’en remettra pas. Même parvenus à la sagesse, certains vieillards ne l’auront pas toujours pas « digérée ».
Voici un cas d’école, l’exemple banal que tout le monde peut avoir fait d’une punition injuste, imméritée. Un adulte, traversant le salon, fait tomber en passant le cendrier d’une table basse qu’il frôle. Le petit manche de l’objet dépassait le bord de la table. L’enfant de 5-6 ans qui était derrière lui se précipite pour ramasser l’objet. L’Adulte (son oncle ?) se retourne et gifle l’enfant en lui disant : « Tu ne peux pas faire attention, non ? » Sidéré, l’enfant ne pleure pas, il a la bouche ouverte mais rien n’en peut sortir. Il est littéralement interdit. Il ne peut expliquer, il ne peut se justifier, il est intérieurement crucifié par cette injustice qui lui tombe dessus. Doit-il accepter ce jugement qui l’enferme dans ce qu’il n’est pas, pour retrouver le lien aux autres ? En demandant pardon, par exemple, ce qui serait reconnaissance d’une faute qu’il n’a pas commise (donc, en se reniant lui-même) ?
Ah, mais c’est qu’il devra faire attention à l’avenir : au moindre doute, lorsqu’un objet sera cassé ou abîmé, on va le soupçonner. Un adulte fait vite le lien entre toutes les « bêtises » supposées de l’enfant. Quand on est reconnu, reconnu pour ce que l’on est (par exemple : un enfant serviable) on se sent être, être pleinement, être soi, et on bénéficiera toujours d’un préjugé favorable. Mais corollairement, une seule injustice qui, un jour, vous condamne, peut vous détruire définitivement. Le doute de soi, le doute sur soi, entraîne tout à coup une impossibilité d’être (d’être soi), puisqu’on ne peut plus exister qu’en reconnaissant comme sienne une faute qu’on n’a pas commise. Faut-il alors se laisser aliéner (devenir autre que ce que l’on est) pour pouvoir être « reconnu », « pardonné », donc aimé, mais en agissant comme n’étant pas soi ?
La seule manière d’échapper à ce mensonge imposé serait la réparation, la réhabilitation, qui implique des circonstances favorables insoupçonnées. Par exemple, un témoin, depuis la pièce d’à côté, a vu la scène, et demande à l’oncle impatient de reconnaître son erreur (ce qui n’est pas gagné : « Moi ? », dira-t-il avec arrogance ; ou « Ce ne serait pas le premier objet qu’il aura fait tomber ! »). Très vite, en quelques jugements hâtifs, on peut vous forger un destin : l’injustice attire sur sa victime l’injustice, jamais deux sans trois… La victime, sans l’avoir voulu, se retrouvera trop souvent en position d’être injustement punie pour prétendre qu’elle n’a rien commis…
Dès lors, la nature intolérable de l’injustice ne réside pas dans la « punition » injuste elle-même (simple douleur ponctuelle), mais dans ce qu’elle implique : une négation de l’être.
On peut se souvenir à ce sujet de l’histoire de Roger Salengro. Ce dernier, mobilisé en 1915, est autorisé à quitter sa tranchée, pour aller, en rampant, récupérer le corps d’un ami, tué la veille lors d’un combat. Par malheur, Salengro est surpris dans sa tentative par l’ennemi allemand et fait prisonnier de guerre. Il sera libéré bien plus tard. Cependant, certains le soupçonnèrent très tôt d’avoir intentionnellement déserté, au point qu’il fallut alors un Conseil de guerre pour le laver de ce soupçon.
Mais voilà : 20 ans après, tandis que Roger Salengro est devenu ministre de l’Intérieur du gouvernement Blum, des attaques soudaines de l’Extrême-droite l’accusent à tort, mais violemment, d’avoir déserté. Cette odieuse campagne de presse, qui se poursuit durant plusieurs mois, en dépit des démentis et témoignages qui lui sont opposés, finit par fragiliser l’homme d’État. En pleine dépression, Roger Salengro se suicide. C’est que la calomnie tue, aussi injuste soit-elle. Elle est un « poison contre lequel on ne peut rien » (Blum) : elle salit celui qui en est l’objet, quand bien même il se sait innocent, comme s’il se trouvait interdit de justification (s’il nie si fort, c’est qu’il se sent coupable !). « S'ils n'ont pas réussi à me déshonorer, du moins porteront-ils la responsabilité de ma mort », écrit précisément Roger Salengro dans une lettre posthume. C’est bien en cela que l’injustice est négation de l’être. Roger Salengro finit par se sentir à ce point nié en public que son suicide ne fit qu’en tirer la conséquence. On se demande parfois si Roger Salengro n’a pas été conduit à douter de lui-même (oui, bien sûr, je n’ai pas déserté ; de même, j’ai été effectivement fait prisonnier ; mais suis-je bien sûr que mon désir secret n’était pas d’être fait prisonnier pour échapper à l’infamie de cette guerre ?)
Qui le saura ?
Le Songeur (29-10-2020)
(Jeudi du Songeur suivant (243) : « POURQUOI LE GRAND MANITOU N’EST PAS NOMMABLE… » )
(Jeudi du Songeur précédent (241) :
« FÉMINISME ET CONJUGALITÉ » )