CHOKING
Je songe – à ma grande honte – qu’il m’arrive d’être offusqué par les discours inconvenants et péremptoires de certains personnages, fussent-ils imaginaires. C’est ainsi que je fus un jour choqué, dans je ne sais quelle réunion fictive, par le propos d’un jeune chercheur expert en sémiotique, fasciné par l’irréalité du réel (disait-il), et qui faisait profession d’excrémentologue.
Ne comprenant pas bien le sens de son activité, j’osai lui poser la question toute bête :
— Quelle est exactement la nature de vos investigations ?
— Je prépare un Traité de merdologie, déclara-t-il.
— Vous voulez dire de « médiologie », repris-je poliment, tout en me bouchant déjà le nez, façon Strauss-Kahn votant Chirac.
— Pas du tout. Il s’agit bien de merdologie, la science de l’excrément comme discours signifiant. C’est à mes yeux une variété méconnue de communication de masse.
— Vous vous moquez !
— Nullement. Cette discipline innovante consiste à déduire l’humeur des gens de la forme de leur commission. À partir de là, enquêtes et sondages autorisent quelques hypothèses sur le moral collectif en lien avec la consommation des ménages.
— Je mesure, certes, la gravité et la pertinence de votre propos, fis-je le plus civilement possible. Mais ce type d’étude ne s’apparente-t-il pas à ce qu’on nommait jadis « scatologie ».
— Absolument pas. Notre quête est sereine, et notre déontologie irréprochable. Personne ne peut nier que l’existence d’un arrière-train se révèle, pour chacun de nous, un lancinant sujet d’étonnement, sinon d’intérêt.
— J’en conviens, mais…
— Il s’agit subséquemment d’observer combien l’abdomen sert de résonance aux émotions de l’âme. Ne dit-on pas : « Ceci me fait mal au ventre ; Cela, je ne l’ai pas digéré ; Ah, quelle colique ! », et j’en passe. Nos affects, par le canal intestinal, s’impriment sur toute production de nos tripes. Le transit est le moule où s’inscrit notre histoire, à court ou à long terme. La crotte étant signe, il importe d’en décoder le signifié. Le beau bronze révèle un sujet à l’aise au sein d’une nature féconde ; le produit douloureusement torsadé traduit un caractère scrupuleux, angoissé ; la forme élancée, qui se recourbe gracieusement dès sa naissance, annonce, contrairement à l’excrément déchiqueté, une humeur qui... vous prenez l’air dégoûté ?
— Pas le moins du monde. Mais je doute qu’à vous entendre, tout le monde soit au parfum, conclus-je dignement, pour écourter notre entretien.
Si l’on veut bien tenir compte de la stricte éducation provinciale qui a formé mes goûts et dégoûts, on me pardonnera de n’avoir pas daigné en apprendre davantage d’un aussi brillant expert. Le pire, d’ailleurs, est que l’individu tenta de s’inviter dans la galerie des personnages qui hantent mon dernier livre, L’Inscription de Benjamin. Je réussis à le congédier courtoisement, de sorte que mon texte puisse être mis entre toutes les mains. Et quand je dis « toutes », c’est une façon de parler : il ne m’en reste qu’un nombre d’exemplaires limité…
Le Songeur (03-07-14)
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