AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (17/09/2020)

SOUVENIR DE CHARLES CONDAMINES

C’est en 1977 que j’ai rencontré Charles Condamines à Versailles, où siégeait alors l’Association « Frères des Hommes ». Officiellement, il apportait à celle-ci son expérience du Tiers Monde et sa capacité d’analyse de la situation géopolitique de la planète, dont doit tenir compte toute ONG à vocation humanitaire. Pour ma part, soutenant FDH, je venais de publier la chronique d’une expérience de développement d’un Volontaire en Haute-Volta : Marc volontaire. Nous étions l’un et l’autre âgés de 37 ans. Au plan privé, prof humaniste, j’étais un idéaliste chrétien de type « progressiste », tandis que Charles, ancien prêtre, avait renié son Église en défroquant dès que celle-ci, au Chili, avait rallié Pinochet. De quoi alimenter bien des débats entre nous, et très vite nous conduire à sympathiser dans nos humeurs et engagements. D’autant que nous nous adonnions à des matches de foot amateur, les dimanches-matin sur les pelouses de l’Observatoire de Meudon… Cette forme de convivialité heureuse était comme la cerise sur le gâteau.

Et voilà : Charles vient de mourir du cancer le mois dernier (lundi 10 août), et je ne peux pas ne pas évoquer son souvenir.

La première étape de notre complicité fut donc notre collaboration à Frères des Hommes. Charles venait promouvoir, au sein de FDH, l’idée-force, selon laquelle un volontaire du mouvement ne peut pas envisager de contribuer au « développement » des plus pauvres sans mettre en cause le modèle de développement occidental dont il est malgré lui porteur. Tout effort de promotion humaine là bas devait s’accompagner d’un engagement critique ici, à l’encontre de notre société dite de consommation. L’expression « sous-développement » était à revoir : ce à quoi il fallait s’attaquer, c’était à un mal-développement planétaire qui, en même temps, chez nous les « nantis », engendrait gaspillage et « mal-bouffe », et chez eux, pays les plus pauvres, compte tenu du pillage occidental et de l’inégalité des échanges au plan mondial, pérennisait la faim et la malnutrition qu’on déplorait par ailleurs.

Raison pour laquelle Charles pilota d’emblée un vaste sondage sur l’image que nos compatriotes avaient du Tiers-monde1, suivi bientôt d’une campagne salutaire lancée par FDH : Ici mieux se nourrir/Là-bas vaincre la faim2. J’avais moi-même contribué à ces campagnes en stigmatisant le rôle pervers de la publicité dans notre relation au Tiers-Monde3. Nous étions tout à fait en phase dans nos engagements.

Suivirent une trentaine d’années, jusqu’à ce qu’arrive pour moi le temps de la retraite, tandis que Charles, après son rôle moteur à FDH, poursuivait au bénéfice de divers organismes ses analyses et son activité dynamique d’expert des problèmes du « Tiers-Monde », ou plus exactement du « Mal développement global » mondialisé4.

Chacun de nous, dans son itinéraire propre, suivait le devenir de l’autre (notamment par échanges épistolaires). Telle est la rémanence de l’amitié : on peut ne pas se voir pendant trente ans, et puis, réunis à telle ou telle occasion, poursuivre la conversation qu’on avait eue, la veille au soir, trois décennies plus tôt. Ce qui ne manqua pas de nous arriver.

L’occasion de nous retrouver et j’oserai dire de nous re-connaître fut double : d’abord, il y a trois ans, l’annonce de la longue maladie de Charles, dont il parlait avec simplicité et même parfois avec humour dans la circulaire adressée à son réseau d’amis fidèles. Et puis, peu après, la parution de son autobiographie J’étais prêtre et ne suis plus chrétien. Deux événements qui ont largement ravivé mon amitié et approfondi nos échanges. S’agissant de ce cancer protéiforme, dont Charles faisait la chronique pour en dominer les aléas, je ne pouvais qu’être frappé par l’ironie supérieure avec laquelle il relatait les avancées de la « bête » et les péripéties de son traitement médical. Entre la sérénité de l’acceptation et la lutte pour la survie, il me faisait songer au texte célèbre de Pascal sur le « roseau pensant » : « Quand bien même l’univers l’écraserait, l’homme serait plus noble que ce qui le tue, parce qu’il sait qu’il meurt, et l’avantage que l’univers a sur lui ; l’univers n’en sait rien. » J’étais en même temps ému, et frappé, par l’art d’aimer la Vie dont témoignait Charles, en se réjouissant sans cesse des grâces que celle-ci lui octroyait malgré tout, depuis les manifestations de ses amours familiales jusqu’au moindre rayon de soleil faisant miroiter les feuilles du peuplier ou du bouleau voisin. C’était une leçon de bonheur pour tous les « bien portants » qui eussent négligé d’en cultiver la conscience.

Puis, à la parution de son livre, mené à bien malgré ses ennuis de santé, je me suis évidemment précipité sur ce document exceptionnel, témoignage d’humanité, et de liberté, illustration du fait que l’on peut toujours tracer son chemin d’authenticité quand bien même il y a eu fausse route au départ. « Dans ce livre, dit Charles, je raconte la mère et la terre chrétiennes qui m’ont enfanté, ma montée vers l’autel et mon immersion dans les bidonvilles du Chili d’Allende.8 » À trente ans, mal à l’aise dans sa peau de prêtre, il avait choisi comme solution provisoire (comme échappatoire ?) de s’y consacrer à une mission compatible : l’aide à un pays du tiers-monde. Ce fut alors comme missionnaire au Chili, sa lutte pour la justice sociale, le choc terrible du coup d’État sanglant de Pinochet, et dans ce sillage, une « révélation » insupportable : l’Église locale allait rallier sans scrupule le « chrétien » Pinochet ! Un vrai « coup de grâce » pour le passé religieux de Charles décidant alors de renier toute religion : ne pas défroquer après ce qu’il venait de vivre eût été demeurer dans l’imposture5

Ayant donc troqué sa mission apostolique contre la mission tiers-mondiste, (ce qui n’exclut pas qu’on puisse aussi se montrer « djihadiste » dans ce choix politique), Charles s’engageait dans le droit chemin d’un humanisme modeste, mais tenace, selon ses propres termes : « Rendre ce monde moins inhumain », et plus précisément « moins barbare ».

Et, en réalité, même si – comme l’indique le titre de son livre – Charles n’était plus « chrétien » au sens purement sociologique du terme, et désormais convaincu de l’inanité des dogmes catholiques comme de la nocivité des formatages religieux, il n’avait nullement oublié les valeurs issues du christianisme qui favorisent l’émancipation humaine (en se laïcisant). D’où son affirmation paradoxale : « Ce sont mes racines chrétiennes qui m’ont permis de me libérer de toutes les religions ». Formule, qui illustre elle-même la fameuse thèse de l’anthropologue Marcel Gauchet : « Le christianisme est la religion de la sortie de la religion. »6

Intellectuel engagé, toujours porté à comprendre et analyser avant d’écrire, doté dans l’action d’une vive intelligence stratégique (qu’il manifestait d’ailleurs aussi bien en dribblant au foot qu’en jouant aux boules), Charles était avant tout d’un abord fraternel. Son aptitude à la convivialité et à ses bonheurs l’emportait toujours sur l’aisance de sa parole critique. Il restait profondément relié à l’humus dont la nature l’avait pétri7, ce qui me touchait d’autant plus que je suis moi-même d’origine rurale. C’est sans doute aussi grâce à cela qu’il a su stoïquement supporter ses souffrances, en gardant le sens de la saveur primordiale de la vie, qui aide tant à supporter le reste… Il nous l’a fait savoir à la veille de son décès, acceptant d’autant plus sagement sa fin de vie qu’il savait la plénitude de ce qu’il avait vécu : « Ce qui m’arrive, tout le monde y arrive ».

Charles n’a pas pleuré sur son sort, ce qui nous invite à partager cette retenue.

Cependant, ne pouvant m’abstenir d’un pleur, je ne retiendrai pas une larme d’admiration : ¡Adiós, Amigo!8

Bruno Hongre  (17-09-2020)


1 Sondage Qui a peur du Tiers-Monde ? dont Charles tira les enseignements dans le livre de même titre, publié au Seuil avec la collaboration de J-Y Carpentan, en 1981.

2 Débats et colloques s’ensuivirent avec éclat. Cf. par exemple cette présentation de l’un d’eux dans Le Monde : « Charles Condamines montre que la question centrale demeure celle du pouvoir d'achat des pauvres du tiers-monde, Alain Perrot est convaincu que la suralimentation du Nord est en rapport direct avec la sous-alimentation du Sud ; François de Ravignan estime que seule une rupture avec le système actuel peut assurer le renouvellement en profondeur dont le monde a besoin. » (Le Monde, 1982).

3 Cf. la Publication du dossier de Frères des Hommes : Une seule Terre, une seule Pub ? que j’ai rédigé sous la houlette de Charles, avec la collaboration de Frédéric Mounier.

4 L’expression « tiers-monde » laisse entendre que les problèmes des pays pauvres leur sont inhérents, alors qu’ils sont indubitablement liés au « mal développement » global de la planète, ce que Charles dénoncera inlassablement dans son action au sein de l’ORSTOM (critique des pratiques de « charity business »), puis, comme directeur de l’Institut PANOS.

5 Je schématise : il faut lire, dans son livre, avec quelle lucidité Charles s’explique à lui-même et débrouille la complexité des facteurs qui ont participé au formatage de sa « vocation », aussi bien que ceux qui ont précipité le dénouement libérateur. En fait, dès avril 1973, six mois avant le coup d’État, fusionnant les valeurs évangéliques avec son engagement politique, Charles avait demandé à sa hiérarchie la réduction à l’état laïque : le coup d’État fut le déclic qui lui fit soudain jeter son froc aux orties, et accéder à une vie nouvelle, heureuse et familiale.
Si j’ose faire le parallèle avec mon propre cas, ce que j’appelle ma « déconversion » catholique fut moins radicale mais non moins difficile : loin de renier mon christianisme, qui m’a conduit à porter mes fruits, je reste un fervent de « l’être chrétien » au meilleur sens du terme, intérieur et caritatif, celui que j’évoque dans ma chronique n°119 : www.editionsdebeaugies.org/jeudi119.php

6 Le Désenchantement du monde, Gallimard, 1985.

7 « J’ai eu la chance de voir le jour à la campagne, dans une ferme avec des brebis, des chiens, des gerbiers, un grenier, une maie, un four à pain, des champs et des châtaigneraies. La nature, j’y étais dedans. Comme un bébé dans le ventre de sa mère, je ne me rendais pas compte. Il m’a fallu beaucoup de temps et de voyages pour prendre du champ, me situer et trouver ma place en son sein. Aujourd’hui, la nature, je peux la garder et regarder, la sentir et la ressentir. Elle n’a pas changé. Mais à présent, ce ventre est devenu la seule salle de spectacles, de senteurs et de musiques dont je ne me lasse pas.

8 Lisez J’étais prêtre et ne suis plus chrétien (L’Harmattan, 2019), et aussi la raison de sa publication : www.charlescondamines.com



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« QU’EST-CE QUE PEUT SIGNIFIER L’EXPRESSION « PERDRE LA FOI » ? » )

(Jeudi du Songeur précédent (235) :
« PAYER DE SA PERSONNE : UNE DRÔLE DE MONNAIE… » )