AFBH-Éditions de Beaugies 
AFBH

Les Jeudis du Songeur (235)

« PAYER DE SA PERSONNE » : UNE DRÔLE DE MONNAIE…

Récemment, je suis tombé en arrêt sur cette expression insondable de notre langue commune : Payer de sa personne. Quelle étrange monnaie, en effet ! Au moins semble-t-elle immunisée contre tout risque d’inflation…

Payer de sa personne, c’est simplement sacrifier un peu de son énergie ou de son temps à sa famille, à un ami, à une cause supérieure, associative ou militante : sans doute ce service que l’on rend est-il plus douloureux que l’octroi d’un billet, mais il n’a pas de prix, ni souvent de limite, ce qui le rend plus fort et plus humain que la seule opération consistant à « payer de ses sous » pour s’éviter des remords. « Payer de ses sous » n’est souvent qu’une opération bien banale, sauf bien sûr pour celui qui se montre « près de ses sous », autre expression très pertinente, qui implique que l’intéressé ressente alors son don en espèces comme une mutilation sanglante de sa personne…

Ah, ces expressions !

Payer comptant (en argent)/ payer de sa personne, donc, que choisir ? Les cas de figures sont assez divers, si j’en juge par ce que j’observe autour de moi. Pour ne froisser personne, en évoquant la variété des payeurs que nous sommes, je me permettrai d’user de prénoms antiques, à la façon de La Bruyère.

Hippolyte, Pâris, ou Philinte, par exemple, n’aiment guère ouvrir leur bourse. S’ils paient quelquefois de leurs sous, à contre cœur, c’est très rarement de leur personne. En, revanche, Hector ou Alceste ou Pauline font partie de cette majorité de gens qui payent par chèque (ou par carte bancaire), mais pas vraiment par excès de générosité : c’est plutôt pour se débarrasser du remords de se sentir débiteurs. Et n’avoir surtout pas, s’il s’agit d’aider des personnes nécessiteuses ou des causes louables, à se déplacer, à perdre leur temps en le « donnant », bref, à engager leur personne physique dans des démarches trop prenantes. Comme ils ne sont pas pauvres, ils préfèrent donc payer de loin, sans se mouiller, s’offrant ainsi l’ineffable paix de la bonne conscience. Je me trouve parfois moi-même dans cette situation, d’ailleurs. Bien entendu, j’ai aussi des amis que je ne nommerai pas, et qui ne donnent rien du tout : ils s’émeuvent souvent, comme moi, des maux de notre temps, mais ils ont tant de peine à lâcher quelques espèces sonnantes ou trébuchantes, qu’ils se trouvent divers prétextes pour échapper à l’impératif d’aider autrui, leur principal argument étant de douter de cette aide : « Cet argent va-t-il vraiment parvenir aux victimes, ou ne va-t-il servir qu’à financer les frais de marketing des organismes humanitaires ? ».

Dans la diversité de ces cas, il en est un qui m’amuse, c’est celui de mon ami Nikos (en fait, ils sont trois à composer son type) qui se trouve d’une invention quasi pathologique pour éviter d’avoir à payer de ses sous ce qu’il lui faut de temps à autre. Il illustre ce que j’appellerai la « radinerie généreuse ». D’un côté, il aime à fouiller les poubelles en quête d’objet pouvant toujours servir, ce qui le dispensera d’avoir à les acheter en cas de besoin (ce qui se comprend, d’ailleurs, et je suis un peu comme lui). Pareillement, il a l’art de profiter d’Internet sans délier sa bourse, sachant pister des arcanes, user de subterfuges, contourner les appels à abonnements, etc. C’est d’ailleurs par débrouillardise plutôt que par radinerie : toujours est-il qu’il est comme ça. Au point que, si je lui offre un de mes livres, il n’imagine pas que ce serait sympa d’en commander un autre pour l’offrir à son tour et faire ainsi connaître mes productions. Il est comme ça. Mais, mais, à l’inverse, et en même temps, ai-je un jour besoin de son aide pour résoudre une difficulté technique relative aux bricolages nécessaires de toute maison et le voilà qui réfléchit à mon problème, m’appelle pour me suggérer des solutions, cherche un site où je puisse me renseigner, prend sa voiture pour me prêter main forte, et, littéralement, « se met en quatre » (autre illustre expression !) pour me rendre service sans prendre garde au temps qu’il me consacre ! Comme il sait alors payer de sa personne ! Comme voilà le meilleur de mes amis, celui sur qui je puis compter au moindre pépin ! Et pouvoir compter sur autrui quelle belle formule encore !

Voici un autre cas, plus complexe, celui de mon amie Bérénice, croyante d’une rare ferveur, qui manifeste un caractère non moins surprenant. Elle ne songe en effet qu’à rendre service, inspirée par la grâce et convaincue que la Providence doit régner. Est-elle émue de compassion envers certains malheureux qu’elle en parle immédiatement, et avec autorité, à ses amis croyants, les déléguant aussitôt à la mission de bienfaiteurs : elle ne paye ni de sa personne, ni de son argent, mais elle ne manque pas de prier Dieu ou ses amis de venir en aide – à sa place – aux moindres nécessiteux. Ainsi ne cesse-t-elle d’envoyer les autres en mission, se faisant alors bienfaitrice de l’Humanité par procuration. Étrange, non ?

D’autres peuvent aussi nous étonner en ce qu’ils veulent tant « payer d’eux-mêmes » qu’ils finissent par importuner ceux qu’ils croient devoir aider : c’est le cas d’Ulysse, qui non seulement abonde largement de ses sous, mais qui veut se mêler d’agir aussi de sa personne, non sans vous peser de sa présence et de ses initiatives plus ou moins heureuses. Dans ce cas, la générosité en espèces, la petite pièce et rien de plus, semble largement préférable.

Ce qui nous amène à l’une des questions qu’il n’est pas inutile de se poser parfois : « Que vaut en réalité, l’apport de celui qui paie de sa personne ? » Comment évaluer l’aide de l’ami dont on est en droit de penser qu’elle n’a justement « pas de prix ». Tout dépend de l’estime que l’on a pour lui, ou de la « surestime » qu’on a de soi… Vaste débat.

Quoi qu’il en soit, on pourra toujours remarquer que, dans tous les cas, payer de sa personne n’est possible que si l’on accepte de recourir à un moyen souvent difficile, que précise une autre expression, quasi synonyme : prendre sur soi.

Mais sachez-le bien : quand on se met à trop prendre sur soi, il arrive qu’on ait le sentiment qu’il ne nous reste pas grand-chose… Vous aurez néanmoins l’immense satisfaction (peu recherchée, il est vrai) de vous dire de temps à autre à vous-même que vous n’avez pas été tout à fait inutile à autrui. Ce qui vaut d’être tenté.

Alors, ne nous économisons pas !

Le Songeur  (10-09-2020)



(Jeudi du Songeur suivant (236) : « SOUVENIR DE CHARLES CONDAMINES » )

(Jeudi du Songeur précédent (234) : « UN RITE ÉTRANGE : L’OFFRANDE LITTÉRALE » )