Il m’est arrivé souvent d’éprouver des engouements plus ou moins spontanés pour des artistes, des personnalités fleurant bon l’authenticité, penseurs ou hommes d’action, moralistes ou grandes consciences, ou encore en faveur d’institutions salutaires ou généreuses, et d’être en fin de compte désillusionné par ce que j’avais idéalisé, à la suite d’accablantes révélations.
Je ne suis pas le seul : j’ai des amis bien plus marqués que moi par ces pulsions que je dirai hagiographiques. On a tous besoin d’admirer et de croire, et j’en ai dit parfois le bon usage (cf. la Joie de se sentir petit). On se plaît à se faire prosélytes de ce ou ceux qu’on adore, histoire de se projeter hors de soi dans un « sens » qui nous soit supérieur, de se procurer un frisson d’adulation, non sans appeler autrui à le partager pour mieux en vivre le « culte » (films-culte, grande cause-culte, personnalité-cultes sur la scène médiatique, etc.). Et ce, jusqu’à ce qu’une certaine Réalité nous conduise à en revenir, peu à peu ou brutalement. Alors, place à la critique désabusée, au déboulonnage collectif de statues éphémères. Ce qui va jusqu’à donner l’occasion à certains de faire profession de désillusionisme (comme le critique Henri Guillemin*), tandis que d’autres remplacent leurs engouements usés par d’autres toquades provisoires qui finiront de même dans la corbeille des illusions perdues. Il y a une addiction à l’engouement...
Voyez ce grand poète de la Résistance, Louis Aragon, célèbre aussi par le culte d’Elsa, qu’il aurait, selon certaines mauvaises langues, aussi abondamment trompée que chantée. Mais surtout, en tant que membre du Comité central du Parti communiste, cet affamé de justice et de liberté ne se serait pas privé de condamner les membres déviants, non sans dénoncer publiquement des camarades par ailleurs pourchassés par des vindictes ennemies. Bref, en dépit de son talent, cette fripouille vaniteuse, lâche et cruelle, ne mérite pas la moindre estime.
Il est d’autres grands hommes idéalisés dont on « revient », en dépit des célébrations qu’ils ont pu susciter. Personne n’ignore, par exemple, que le sublime Victor Hugo, grand défenseur de la cause du peuple, et de l’émancipation des femmes, avait coutume de visiter les dames de petites vertus pour assouvir certaines exigences vitales nécessaire à son équilibre créateur ; il faisait d’ailleurs soigneusement le compte de ses prouesses sur un petit carnet…
L’on sait aussi que le tendre Verlaine dont les « ariettes oubliées » émouvaient en moi de si douces nostalgies et des songes profonds, était aussi en vérité un ivrogne brutal, qui faisait parfois la manche sur le Boulevard Saint-Michel, pour glaner des petites pièces utiles à se procurer les doses d’absinthe qui stimulaient son génie (Édouard Herriot, jeune normalien, l’y croisait parfois**).
Je serais bien incapable de faire la liste de tous les héros du monde politique (voire militaire ou sportif) dont les faces cachées ont pu singulièrement refroidir les chaleureuses admirations que nous nous sommes souvent inventées, au fil de notre jeunesse, par besoin d’engouements moteurs suivis de mortelles déceptions.
Dans le monde de la bien-pensance officielle, où trônaient tant de figures spirituelles largement hagiographiées, les désillusions furent plus blessantes encore. Le fait qu’un Cardinal Daniélou, brillant prédicateur du Carême à Notre-Dame, ait perdu la vie dans les bras d’une courtisane à qui il apportait quelques liasses de billets, sans doute pour la convertir, fit en effet scandale à l’époque, mais comme un événement particulier et absolument inhabituel. Quelle douloureuse plaie pour les fidèles croyants qui, en sus de leur foi divine, croyaient en cet homme et en sa sainteté ! D’autres exemples individuels suivront d’ailleurs peu après.
Mais depuis, hélas, de telles désillusions se sont multipliées. Non plus abus sexuels de quelques prédateurs pervers isolés, mais généralisations des violences faites à tant d’enfants par tant de saints prêtres à qui leurs parents croyaient pouvoir les confier les yeux fermés, jusqu’à des gangrènes à grande échelle minant la « sainte Église » à son plus haut niveau hiérarchique : révélations de réseaux pédophiles organisés pour servir le bon plaisir de certains prélats du Vatican. Parallèlement, de nombreux mouvements spirituels ou caritatifs devaient s’avérer, eux aussi, des monuments de transgressions cachées commises par des « figures charismatiques » qui avaient suscité des engouements notoires (Affaire « Jean Vanier »). Autant de catastrophes humaines et spirituelles ! Qui croire ou admirer, et comment peut-on encore s’engouer pour quoi que ce soit ou pour qui que ce soit ?
Ne peut-on plus se fier qu’à Dieu même ?
Mais est-Il Lui-même une « Figure mythique » totalement fiable, de nos jours ? Le personnage du Créateur ne laisse-t-il pas paraître des dimensions incertaines, en dépit de sa bienveillance établie, et de son statut officiel de Dieu-Amour ?
N’a-t-il pas, au cours de l’histoire, manifesté un certain goût du sacrifice humain, exigeant dès lors de notre part davantage de circonspection que d’enthousiasme ?
Même les Juifs ont douté plusieurs fois de leur Dieu, en dépit de tant de psaumes célébrant sa tendresse et les merveilles de sa protection suprême !
Job n’a-t-il pas fait la triste expérience de ce Créateur qui laisse accabler injustement son fidèle serviteur ?
Car si Jéhovah comble de bienfaits son peuple, Il lui envoie aussi l’Holocauste.
Et c’est presque dans sa Nature ! La Bible ne lui prête-t-elle pas cette parole étrange :
« C’est moi qui réalise la Paix et c’est moi qui crée le Mal »*** (le « Mal », et non pas le « malheur » comme le veulent les traductions chrétiennes, pour disculper Dieu de sa cruauté).
Mon frère pédiatre, qui a vu tant d’enfants mourir, se laisse aller parfois à dire simplement : « Dieu est méchant ».
Méfions-nous donc de nos fols engouements. Méfions-nous du Diable, de Dieu et de nous-mêmes. La liberté de l’esprit nous sera peut-être donnée de surcroît.
Le Songeur (19-03-2020)
* Henri Guillemin (1903-1992), critique littéraire et historien, s’est fait une spécialité du déboulonnage de figures littéraires ou de personnalités politiques plus ou moins célèbres, en général révérées par la bien pensance officielle (Gide, B. Constant, Vigny, Napoléon, « l’ogre corse », Péguy, Pétain), non sans en réhabiliter d’autres (Robespierre, Vallès).
** Voir son autobiographie, Jadis (1948, Flammarion).
*** Isaïe 45; 5-7. Les traductions sont diverses. Voici celle que donne Thomas Römer dans L’Invention de Dieu (Seuil) : « Je suis Yahvé, il n’y en a pas d’autre, Je forme la lumière et je crée les ténèbres, je fais le bien et le mal, moi, Yahvé, je fais tout cela. » L’auteur commente : « Dieu n’a pas seulement créé l’ordre harmonieux, mais aussi son contraire, le mal ou le chaos ». Si le premier terme ("shalom") peut être traduit par « bonheur, bien, paix », le second (« ra » en hébreu), désigne sans conteste le « mal », le mal en soi (et non pas le malheur).
(Jeudi du Songeur suivant (234) : « UN RITE ÉTRANGE : L’OFFRANDE LITTÉRALE » )
(Jeudi du Songeur précédent (232) : « L’ÉTRANGE LOUPE DU PETIT PRINCE » )