AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (23)

LA SOCIÉTÉ DES MANGEURS

Je songe journellement à notre société devenue autophagique. Il y a des siècles que nos concitoyens mangent une, deux ou trois fois par jour, pour se nourrir. Ce fut souvent la dure nécessité d’une espèce omnivore. Ils auraient pu se nommer « les mangeurs », mais ils ne l’ont pas fait, car telle n’était pas le but de l’existence dans la civilisation qui nous précédait. On disait sagement : « Il faut manger pour vivre, et non pas vivre pour manger » (Cicéron, repris par Molière dans L’Avare).

Or, voici que depuis quelques décennies, les sommités de la socio-économie nous appellent « consommateurs », nous conduisant à nous percevoir comme tels. C’est assez étrange. Pourquoi pas « mangeurs » ? On imagine les titres de la presse : « Au vu du dernier sondage, le moral des mangeurs n’est pas fameux » ; « La reprise dépend essentiellement du comportement des mangeurs » ; « 60 Millions de mangeurs montrent les crocs » ; « La baisse des charges, en diminuant le prix des marchandises, ne peut que profiter au mangeur » ; « Les associations de mangeurs doivent réagir contre la publicité mensongère » ; « Les mangeurs s’apprêtent à faire la grève de la faim » (très improbable). Que diraient Molière, Aristote ? Et les Africains du Sahel ?

C’est que nous sommes, disent nos experts, dans une « société de consommation ». Mais attention : cette expression n’est pas simplement descriptive (société où l’on consomme). Il s’agit d’une définition prescriptive. Elle vous inscrit dans un ordre socio-économique dont la loi est d’absorber une production sans cesse croissante, sans qu’on vous ait demandé votre avis. Certains sociologues en font même un modèle du « vivre ensemble : «  La société de consommation est une façon de vivre ensemble » (R. Rochefort)...

Ainsi, chaque fois qu’on nomme un citoyen « consommateur », fût-ce dans les études les plus « objectives », on ne se contente pas de photographier sa réalité sous l’angle de ce qu’il achète ou dont il se nourrit : on lui rappelle que c’est là sa quotidienne destination, son essence d’acteur social, sa vocation. Bref, sous couvert d’une définition, on l’enferme dans une idéologie. Il ne doit plus se vivre que comme dévorateur de la Vie, sous toutes ses formes, des plus concrètes aux plus symboliques («  Toutes nos vies sont chez Monoprix »). «  Tel est le but de tout conditionnement, dit Huxley : faire aimer aux gens la destination sociale à laquelle ils ne peuvent échapper ».

Cette absorption forcenée d’une existence qu’il faut « croquer à pleines dents », sous peine de ne pas exister, n’épargne ni nos prochains, devenus les instruments de notre boulimie, ni notre propre personne, conviée à se déguster elle-même dans ses images (de marque), ses émotions (programmées), sa « modernité » (factice), en une sorte d’autophagie narcissique hors de laquelle il n’y a ni bonheur ni de salut.

C’est ainsi que notre société s’auto-sacrifie sur l’autel de la consommation. Elle n’appâte que pour dévorer. Elle invite ses enfants à la grande bouffe festive où ils seront mangés. Éternelle recette des tyrans mangeurs d’hommes : appeler au festin ceux qu’on a inscrits au menu...

Le Songeur  (26-06-14)



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