Le principal enseignement que je tire de ma possible relation à Dieu, s’Il existe, c’est qu’il faut sans cesse résister à ses injonctions, aussi divines soient-elles. Il existe pour cela un certain nombre de moyens dont j’ai parfois fait l’expérience, et que je ne saurais réserver à mon seul usage : le discernement, la confiance aveugle, la sourde oreille, la procrastination, la force d’inertie, et j’en passe.
1/ Le discernement. Avant toute chose, sachons que nous sommes en face d’un personnage séduisant, un grand Tentateur, qui n’hésite pas à flatter notre orgueilleux désir de la suprême tentation : la tentation de la sainteté. Donc : ne prenons pas les vessies pour des lanternes et, en particulier, ne nous trompons pas sur les appels que l’on croit percevoir au fin fond de nous-mêmes comme des impératifs chutés du Ciel. Non : Dieu ne nous demande pas de Sauver le Monde. Il a confié cette mission à d’autres. Contentons-nous de notre maigre devoir d’état. Gardons-nous de prendre nos voix intérieures pour des ordres divins : certains croient ainsi devoir faire exploser des bombes… Et si, par exemple, un fantasme vous saisit selon lequel quelqu’un vous souffle dans l’oreille : « Va, vends tout ce que tu possèdes, et suis moi », ne vous laissez surtout pas impressionner. Ce serait la ruine pour vos enfants, pour votre famille. Et s’il ajoute, concernant vos précieuses économies : « Donne-les aux pauvres », songez aux conséquences d’un acte aussi léger. Vous décourageriez les gens d’oser gagner leur vie, de travailler et d’être fiers de leur travail. Personne ne vous demande de faire de votre prochain un assisté. En tout cas, pas Dieu : ce serait contraire à un humanisme authentique. Sachez dépistez, sous les appels de Dieu, tout ce qui peut se dissimuler comme ruses du démon.
À ce discernement spirituel peut bien entendu s’adjoindre, en même temps, une confiance aveugle en la Nature que Dieu a lui-même créée. C’est mon deuxième point.
2/ La confiance aveugle, qu’est-ce à dire ? Eh bien, il faut se rappeler que la nature a été si bien conçue (par son Créateur) qu’on risque, en intervenant sur le système d’un monde vivant si bien rodé, d’en dérégler le fonctionnement. Toute prétention à faire le bien, tout désir d’améliorer la planète et la vie ceux qui y existent n’est-il pas le fruit d’un perfectionnisme présomptueux ? Il va de soi que le Créateur ne nous en demande pas tant, Lui qui savait très bien ce qu’il faisait lorsqu’il a mis en branle l’univers pour y sertir la condition humaine. Prétendre améliorer le tragique sort des hommes, en s’imaginant que Dieu nous y appelle, ce serait laisser entendre qu’Il n’a pas pensé à tout, et le rendre plus ou moins coupable de non assistance de personnes (ou de peuples) en danger. En vérité, en vérité, le monde régulé par le Créateur n’a pas besoin de nos charités intempestives. Faisons confiance à la Mère-Nature, et accédons à la tranquillité citoyenne, que les Anciens nommaient ataraxie…
3/ La sourde oreille. Bien entendu, si j’ose dire, le supposé Dieu d’Amour ne manque pas de multiplier ses chantages à la charité. Si vous vous sentez quelque peu traqué, faites donc comme moi : la sourde oreille. Dans le métro, par exemple, vous allez entendre des étrangers venus de l’Est vous jouer au violon une valse tsigane, ou à l’accordéon un tube des années 50 : ne réagissez pas. Ce n’est pas pour vous faire plaisir, c’est pour vous rançonner de quelques euros, faute de quoi vous auriez mauvaise conscience. Fuyez ces musiques indues qui ajoutent aux bruits du monde : faites celui qui n’entend pas les suppliques de la mendicité ! N’oubliez pas que, si les petites rivières font les grands fleuves, les moindres fuites de liquide, — répétées — mettent vos citernes à sec. Protégez vos caisses d’épargne. Et que ceux qui aiment pratiquer la musique en public s’écoutent eux-mêmes : cela dissuadera les importuns d’ajouter des fausses notes aux vacarmes environnants !
Et surtout, ne les regardez pas jouer les mendiants miséreux ! Leurs familles portent parfois des vêtements usagés, qui font pitié, et Dieu les a affublés d’enfants loqueteux à vous tordre le cœur. Résistez ! « Faire la manche » est aussi un métier où l’on s’exerce à apitoyer autrui : n’en soyez pas dupes. Dites-vous que ces gens-là, avec ou sans dents, réussissent très bien, sans vous, à extirper des passants de quoi boire et manger, au bout de 5-6 heures de cette pratique.
Avant tout, soyez humbles : vous n’êtes pas l’Abbé Pierre. Endurcissez vos âmes. Dites-vous, sans vous mentir, que si vous abandonniez la moindre obole au plus petit de ces gens-là, ce ne serait pas vraiment au Christ que vous l’aurez offerte. Le Seigneur est ailleurs, tout là-haut dans son Ciel. Jadis, on croyait lire l’appel de Dieu dans le regard des misérables. De nos jours, c’est dépassé : la société s’en occupe. Et si vous imaginez que c’est le Seigneur lui-même qui vous fait signe à travers eux, adressez-les à son officine privée, le fameux Secours Catholique, 35 Rue des Bergers, 75015 Paris.
4/ La procrastination. C’est encore un moyen bien simple de résister à Dieu sans se sentir trop méchant : on lui promet seulement de faire le bien plus tard (à supposer que l’on sache exactement où est le « bien », ce qui demande réflexion). Ou mieux, on se le promet à soi-même, ce qui est tout de même moins engageant. D’autant plus que vous avez peut-être une nature impatiente, et que Dieu vous a justement doté du charisme de procrastination pour la modérer. Apprenez à ne pas agir tout de suite, ne serait-ce que pour tempérer les impatiences éthiques de Dieu lui-même. Il faut savoir remettre à plus tard ce que l’on peut ne pas faire le jour même. Procrastinez ! C’est tout un art qui, en vous évitant le stress, vous éloigne de ces tortures morales qui mènent tout droit à l’AVC. Notre premier devoir, c’est de survivre. La santé d’abord, la charité après. Modérons nos pulsions fussent-elles spirituelles.
5/ La force d’inertie. Elle est essentielle, Pour éviter toute précipitation, et réussir à bien procrastiner, on doit savoir user et abuser de la force d’inertie qui dort toujours au fond de soi. Là encore, c’est tout un art que d’émouvoir et mouvoir, en son for intérieur, l’aptitude à l’inertie que la divine Providence a su déposer en chacun. Vous direz peut-être que cela revient à faire comme si Dieu n’intervenait pas, comme s’il ne vous incitait plus à vous conduire humainement.
Eh bien, justement, — trêve d’arguties ! — ce sera mon suprême conseil : faites comme si Dieu n’existait pas, et tout le reste —la célèbre tranquillité bourgeoise, ou citoyenne, à laquelle chacun aspire, vous sera donnée par surcroît ! Quant aux pauvres, aux démunis, aux assoiffés de justice et autres fieffés quémandeurs de fraternité, ils peuvent toujours attendre. Attendre un peu, un peu beaucoup, et puis encore un petit peu…
Après tout, chacun son tour.
En un mot, la meilleure façon de résister à Dieu, c’est de se faire l’avocat du Diable.
Ce qu’on appelle « la vie » devient ainsi d’une lumineuse simplicité.
Le Songeur (06-02-2020)
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