La loi du Père, c’est de dire la Loi.
Dans tout groupe humain (famille, association, communauté, société même « démocratique »), il a pour fonction de rappeler à tous les exigences fondatrices de leur co-existence. La loi du Père, c’est d’être cette Voix chargée de rappeler à l’ordre qui le constitue le groupe auquel il appartient lui-même, en s’élevant au-dessus de son cas personnel.
Ce rappel des exigences inhérentes à la fonction « paternelle » dépasse son attribution à telle ou telle personne qui en est officiellement chargée (Père légal, Tuteur, Président, « Capitaine » ou « chef d’équipe », Révérend père, évêque ou Pape, etc.). Tous ces personnages ou leurs substituts ne sont pas nécessairement en état d’assumer la fonction paternelle, et souvent, en cas de défaillance, quelqu’un dans le groupe pourra se trouver conduit (pas toujours volontairement) à se charger de cette parole impérative, à jouer le rôle de celui qui doit « dire la Loi » au groupe qui l’a oubliée. Ce peut être, si l’on veut, un aîné, un « Grand Frère », ou l’oncle, ou la Mère*. La fonction dont il s’agit est bien une fonction de « rappel à l’ordre », car aucun groupe ne peut subsister en tant que tel sans un ordre à respecter, sans la volonté commune qui a présidé à sa constitution, sans la conscience des « valeurs » devant être partagées par tous, sans l’urgence de faire toujours prévaloir l’autodiscipline, la vertu pratiquée par chacun, le rappel de l’engagement commun sur les envies centrifuges des sujets individuels. Sans ce rappel constant à cet ordre commun qui fonde le groupe, celui-ci risque de se dissoudre et disparaître.
Le Père est ainsi celui qui dit ce qui doit être dit (ou qui le « dicte », l’étymologie est la même) pour assurer la survie de la communauté. Il prend ainsi de la hauteur pour demander à chacun de se montrer aussi à la hauteur, en respectant l’idéal du groupe. Il s’en fait le « Surmoi » occasionnel. En tant que père de famille (qu’il a fondée), chargé par fonction d’élever ses enfants, s’il les gronde, les « commande » ou les appelle à sortir de leur ego (narcissique), c’est bien pour les faire grandir, devenir adultes, maîtriser la démesure de leurs désirs, chacun devant, en respectant les limites, éviter les mésententes fratricides. Il en sera de même du « capitaine » d’une équipe de foot, par exemple, chargé d’exhorter ses camarades à ne pas jouer « perso » : sa parole est la voix de l’intérêt collectif qu’il représente alors. Au niveau d’une nation démocratique, la fonction paternelle est dévolue aux élus qui représentent la volonté commune du « peuple souverain » : l’homme politique authentique, par delà ce qui peut sembler son « intérêt personnel », doit rappeler le respect de l’ordre républicain, et l’indispensable vertu citoyenne. Il va de soi qu’alors, il doit lui-même, pour dire ce qui doit être dit, s’élever au-dessus de la « mêlée », au-dessus des ses affects ou passions personnelles, en « prenant sur lui-même », en « se faisant violence » si l’on veut, pour montrer le fameux exemple qu’il rappelle comme devant être suivi : il incarne alors l’idéal supérieur de Justice et de Fraternité que s’est donnée la nation en optant pour la démocratie. À quoi fait-il exactement violence, en lui-même ? À la tentation de la « démagogie », c'est-à-dire à la complaisance, au désir d’être aimé tout de suite, coût psychologique nécessaire à la réussite de son coup politique. Bref, avant de rappeler à l’ordre la population citoyenne, il doit imposer cet ordre au peuple de ses pulsions intérieures)…
Un bon exemple nous en est donné par l’intervention du président de Gaulle, le 30 mai 1968 : son discours radiodiffusé, invoquant sa légitimité républicaine et déclarant dissoute l’Assemblée nationale pour renvoyer à lui-même le peuple souverain, a été ressenti comme un discours de « Père » au sens fort. Il sifflait la fin de la récréation soixante–huitarde. La comédie avait suffisamment duré, disait sa « voix » supérieure, car l’ordre démocratique était menacé. Sa « parole » disait très exactement ce qui devait être dit. Il était temps d’appeler les « enfants » à quitter l’ordre infantile : telle est la fonction paternelle. Et la « douche froide » de ce discours (que j’ai eu l’occasion d’entendre en direct), eut l’effet immédiat d’un dégonflement de la crise qui eût pu être fatale**.
Mais il ne faut pas pour autant réduire le rôle du père à celle d’un surmoi répressif, caricature fréquente de ceux qui ne supportent pas l’idée qu’il puisse y avoir des lois et des limites encadrant la liberté d’exister du sujet individuel. La dérive autoritariste de certains ne doit pas faire oublier la parole impérative basique du Père, laquelle consiste moins souvent à « interdire de » qu’à « pousser à ». Si la fonction paternelle a une dimension protectrice, préservant le devenir premier de l’enfant, elle a aussi une fonction en quelque sorte « expéditrice », qui consiste à pousser l’oiseau hors du nid pour le faire voler de ses propres ailes, devenir adulte à son tour. La loi du Père est d’exhorter à grandir, à mûrir, à devenir responsables d’eux-mêmes, ceux qu’il a été conduit à prendre en charge. À leur rappeler la loi de tout être : « Va, vis, deviens ». Non pas leur imposer un « surmoi » brutal, mais les amener chacun à se trouver un « idéal du moi », un sens supérieur. La loi du Père, à l’encontre de son propre désir de garder son fils près de lui, c’est de pousser celui-ci au dépassement de soi, et au départ pour « le monde ». La loi du Père, c’est toujours d’envoyer les enfants en mission. Ce départ est dur aussi pour lui, mais il a à montrer l’exemple… Il n’y a pas de paternité sans renoncement.
Ce qui vaut pour la communauté familiale, la communauté politique et bien d’autres formes d’associations réunissant des hommes, au-delà d’une simple « fonction », devient une « mission » lorsqu’il s’agit d’une communauté spirituelle. La loi du Père est souvent alors de rappeler la « parole de Dieu », ce qui ne va pas sans une humilité foncière : car qui osera prétendre être la « Voix » de l’Esprit où le porte-parole de l’Amour divin. Le Pape, peut-être…
On n’a guère de peine à imaginer ici l’exercice de la fonction paternelle lorsque le responsable de la Communauté se veut un bon « Pasteur », celui qui guide son peuple vers les bonnes sources et les gais pâturages, sans pour autant l’infantiliser, sans en faire un pur troupeau bêlant de « moutons de Panurge ».
S’il en est de nombreux exemples, dans l’histoire, ce qui est apparu aussi souvent, dans cet ordre de paternités, ce sont les dérives qui ont pullulé, chaque fois que des responsables ont travesti leur fonction pour en faire l’objet d’un culte narcissique (cas des « gourous » de tout poil), ou sont en quête d’un pouvoir personnel d’autant plus facile à exercer sur les foules qu’il table sur l’esprit de soumission des croyants. Il y a beaucoup de faux Pères et autres imposteurs dans le Royaume dit « spirituel »…
De façon très générale enfin, la loi du Père, c’est aussi d’apprendre les fils à faire des choix, à vivre une liberté responsable, à être capable de s’engager donc de s’opposer. Et ce faisant, le bon Père enseigne à exercer l’esprit critique à son propre égard. En somme, le bon Père est celui qui invite et prépare le fils à devenir adulte, au point même de s’opposer à lui. Le vrai père est donc celui qui façonne de futurs pères (c’était le rôle des « Patrons », par exemple, en médecine hospitalière), ce que doit apprendre à devenir tout citoyen. Il n’y a de plénitude adulte que dans la paternité.
En démocratie, un chef d’état qui ignorerait l’exercice personnel de la paternité ne pourra jamais assumer une relation authentique avec un peuple qui l’attend au tournant. Et une foule qui ne choisit pas un représentant digne d’assumer la dimension paternelle de sa responsabilité politique peut être assurée que le vaisseau étatique finira par sombrer dans les icebergs de la mondialisation, ou les précipices de la décadence. Tout est lié.
Le Songeur (09-01-2020)
* Encore qu’il y ait risque de confusion. Il est des cas où le désir d’emprise de la mère sur l’enfant suscite ou entretient la défaillance du père pour mieux occuper le terrain… Mais si je me cantonne ici à la fonction paternelle, je n’oublie pas que très généralement, dans la famille traditionnelle, il existe un exercice partagé de l’autorité parentale, dans laquelle les rôles spécifiques Père/Mère n’excluent pas que chacune des deux fonctions se nuance d’une part de l’autre qui lui est complémpentaire. La logique de la mère, qui est la logique de la vie même, rejoint (voire précède) le "Va-Vis-Deviens" qui doit orienter l’éducation commune, laquelle doit se manifester sans rigidité ni concurrence indue. L’un comme l’autre, les parents doivent éradiquer de leur comportement la tentation du pouvoir absolu, et dans cette optique, se faire médiateur éventuel de la relation de l’autre avec leur enfant. Traditionnellement, on se souvient du rôle protecteur de la Mère tendant à assouplir la loi du Père lorsque celui-ci tend à être "inflexible" (c'est à-dire "ne pouvant être fléchi"), et l’autorité de ce dernier ne perd rien à se teinter de justice et de bonté. A l’inverse, on ne doit pas oublier l’empire spontané que la Mère possessive (dite parfois "mère phallique") tend à exercer au nom de la sollicitude bienveillante qu’elle croit devoir être la sienne, et qui est souvent pire, pour l’enfant, que la tyrannie paternelle. Le père alors doit intervenir pour sortir l’enfant du giron cotonneux qui l’étouffe : cela fait partie de sa loi. Corollairement, si l’on pourrait s’étonner qu’un colonel veuille chérir ses lieutenants, il n'est pas interdit à un père non rigide de bercer son enfant (sans être accusé pour autant de le "materner") de même qu’on ne se scandalisera pas qu’une mère se gendarme avec vigueur, jusqu'à oser la fessée, pour discipliner le petit vaurien que son sein a nourri…
** Cf. l’analyse de ce discours, dans mon livre L’Intelligence de l’explication de texte, pp.256-265, (Ellipses, 2005). Naturellement, cet acte politique était aussi un coup stratégique, non totalement dénué d’ambiguïtés et de calculs qui en brouillaient un peu l’épure. Mais celle-ci n’en est pas moins révélatrice de l’effet qu’eut sur-le-champ ce discours.
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