Au fil de mes rêveries, je tombe assez souvent « en arrêt ». Tantôt sur un fait minuscule, tantôt sur un mini-souvenir, tantôt sur une « grande idée » qui me vient d’ailleurs, ou tout simplement sur un mot-mystère, un mot-valeur qui me saisit et m’invite à le saisir, dans l’espoir vain de percer son secret…
C’est ainsi que je « fonctionne ». Cet acte de l’esprit, que j’appelle « songe », se présente comme le fruit d’une aventure imprévue plus ou moins heureuse, par opposition à ce labeur intellectuel où règne la Rigueur, qu’on appelle communément un « essai » philosophique ou littéraire.
En réalité, l’essai, au sens où Montaigne l’employa, était moins rigide, plus proche du songe méditatif tel que je viens de l’évoquer : il s’agissait d’une tentative, un libre exercice de réflexion personnelle à partir de pensées bien établies, léguées à notre temps par les Anciens, qui nous livraient leur expérience transformée en conscience… Ceux-ci invitaient leurs futurs lecteurs à « penser » la condition spatio-temporelle de l’être humain, à partir des lumières de ce qu’elle avait pu être à leur époque : c’était une mine de culture acquise, confiée au patrimoine de l’Humanité, immense Conscience en marche.
Mais peu à peu, au fur et à mesure qu’on nomma « essais » les œuvres d’auteurs désireux de fixer fortement par écrit leurs conceptions sur telle ou telle réalité de la vie, l’essai a perdu son sens d’aventure de l’esprit pour devenir la démonstration (parfois forcée) d’une thèse originale. Si bien que, même si l’auteur savait sa thèse contestable, l’esprit de système risquait de l’emporter en lui sur l’esprit d’aventure…
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En un mot (— pardon pour ce préambule !), c’est à cet esprit d’aventure que je voudrais revenir, tant il correspond à mon « état d’âme » lorsque je me trouve tout à coup subjugué par un terme qui éclate à mes yeux, comme ce fut le cas du mot « reconnaissance » qui soudain m’a frappé un soir, récemment, sans prévenir.
J’ai aussitôt griffonné : connaître, c’est toujours reconnaître. Cela devait sans doute avoir été dit, mais qu’importe, c’était une intuition première à réexaminer.
Simultanément, je me suis rappelé l’une de mes sensations fréquentes : à peine reçois-je une « connaissance » sur quoi que ce soit, que j’éprouve une sorte de reconnaissance diffuse à l’égard du processus humain qui m’en a enrichi l’esprit. Dès que je connais et reconnais, je suis reconnaissant, au sens le plus banal, en ayant besoin de remercier le monde de cette clarté partielle que je reçois de lui, avec le sentiment d’une dette à rembourser, qui commence par le désir ou devoir immédiat de faire partager à d’autres la « prise » de conscience dont je viens de bénéficier.
Je suis alors conduit à répondre concrètement à la question suivante : mais au fait, à qui et de quoi ai-je pu être notoirement reconnaissant dans mon existence ? Les exemples affluent, en vrac et au hasard :
Avant tout, je suis reconnaissant à ma mère, infiniment, de m’avoir donné la vie. Et même, en me transmettant la vie, d’y avoir adjoint le mode d’emploi qui va avec : « la confiance en la Vie », qu’elle sut malgré bien des épreuves conserver en elle et transmettre.
Je suis reconnaissant à mon instituteur (récemment disparu) pour m’avoir appris à lire et à écrire, sans parler de l’initiation à la règle de trois que j’avais déjà partiellement devinée à 6 ans (la peste soit des vaniteux !).
Je suis reconnaissant à tous mes formateurs, eux qui m’ont si bien appris que je ne suis rien d’autre que ce que j’ai reçu. Et en particulier au Père de Mallmann, ex-aumônier d’HEC, qui m’a fait comprendre en quoi consiste le « mouvement de l’amour » : non pas seulement à « rendre » de l’amour à qui vous a aimé, mais à transmettre la plus grande part de l’amour qu’on reçoit à ceux qui sont en manque, et ne peuvent se sentir mériter d’exister que s’ils sont reconnus un jour comme dignes d’être aimés.
En sachant bien qu’on ne « donne » pas : on rend, en transmettant. On ne vaut que par ce qu’on transmet. Il n’est jamais de valeur que transmise. « Se vendre » est une escroquerie.
Dès lors il n'y a pas de limite au devoir de reconnaissance.
La liste est sans fin.
Je suis reconnaissant à tous. Après, pendant ou d’avance. La reconnaissance, ça doit se cultiver.
Je suis reconnaissant à tous, ne serait-ce que d’avoir suscité ma reconnaissance.
Je suis reconnaissant, à ceux que j’ai aidés, de m’avoir aidé à les aider : parce qu’on est toujours redevable à ceux que nous aidons de la chance qui nous échoit d’avoir pu les aider.
Il faut penser à entretenir, dans nos réserves intérieures, des tonnes de reconnaissance disponibles, qui iront gratifier chacun de ceux qui nous connaissent et même « reconnaissent » car être connu, ce dont tout le monde a besoin, c’est être reconnu.
Je suis reconnaissant d’avance à tous ceux dont je pressens qu’ils me manifesteront de la reconnaissance. Et en particulier à ceux qui, aujourd’hui comme hier, viennent fidèlement lire mes « jeudis du songeur », et qui me traduiront leur reconnaissance en en offrant prochainement le nouveau recueil à leurs amis… Merci d’avance, merci encore !
Quoi qu’il en soit, quiconque veut se sentir heureux, du moins momentanément, n’a qu’à songer durant un quart d’heure à toutes les personnes qui, dans son existence, sous une forme ou une autre, lui auront apporté la moindre petite part d’élan vital méritant reconnaissance. Méditer ce trésor devrait suffire à son bonheur.
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Mais je m’égare, c’est le risque de l’aventure, et je m’aperçois je n’ai encore rien dit de mon intuition première : connaître, c’est reconnaître.
C’est pourtant d’abord une expérience fréquente : ce qu’il m’advient de connaître, je songe souvent, tout à coup, que j’en avais la prescience : je sais que je le savais. Et c’est pourquoi j’ai alors l’impression de l’avoir reconnu, qu’il s’agisse d’une vérité (morale, psychologique), ou d’une loi de la vie qu’il me semblait avoir déjà rencontrée quelque part.
Telle, chez certains poètes romantiques, la rencontre de l’Aimée, « Femme idéale » qu’ils attendaient secrètement depuis l’aube des temps, et qui se savait elle-même certaine de la libre destinée qui, non pas « l’attendait », mais allait lui permettre de construire avec l’être complémentaire, le plus grand bonheur de la plus belle des vies…
Ou encore, autre référence qui nous vient à l’esprit pour comprendre en quoi la connaissance est toujours reconnaissance : l’idéalisme platonicien, qui pose que les moindres clartés ou réalités du monde qui nous entoure ne sont que des apparences, des reflets d’essences immuables (les Idées) que nous aurions contemplées dans un monde antérieur, suprasensible, et que nous « reconnaissons » ici-bas dans le monde dit « réel ». Toute connaissance est alors réminiscence, souvenir inconscient d’un déjà connu que nous reconnaissons, bref, en jouant sur le mot : réminiscience !
Le bonheur de connaître, c’est alors de se retrouver en phase avec ce monde invisible qui nous dépasse, mais nous ressemble, nous rassure, nous rassérène…
Le bonheur, à vrai dire, quel qu’il soit, — risquons cette nouvelle idée aventureuse— c’est toujours d’être en phase, d’une manière ou d’une autre. En phase avec tout ce qui palpite dans la vie terrestre, ou dans un monde supraterrestre. En phase avec les moindres vibrations de l’Espace-temps qui se font conscience en nous-mêmes. En phase les uns avec les autres, lorsque nos âmes sont aussi accordées que les ondes musicales qui nous transportent de joie. L’Humanité peut se révéler pour tous une vaste Table d’Harmonies, en chair et non en bois. Le bonheur, c’est l’En phase ; la joie en est le Transport.
Et si l’aventure du songe d’aujourd’hui vous semble inachevée, poursuivez-la vous-même, en phase avec ces intuitions. La connaissance de l’être gît au fond de nous tous : regardez bien.
Le Songeur (05-12-2019)
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