Je songe à la poignante Symphonie n°8 de Schubert, dite « inachevée », dont le titre est inséparable de ces morts injustes qui – près de moi – ont frappé, si tôt, des êtres si chers. L’un de ces deuils a moins d’un mois.
Des musicologues ont tenté de retrouver les mouvements qui eussent complété la Symphonie inachevée. En vain. Ils ont dû se rendre à l’évidence esthétique selon laquelle tout ajout à ce poème, qui « ouvre les portes de l’éternité », aurait abouti « à un malencontreux délayage » (Le Petit Robert). En vérité, « l’inachèvement est une donnée essentielle chez Schubert, en particulier en 1822 », date où il se sait atteint de la maladie qui l’emportera (à 31 ans !) et où il se met à cette composition qu’il ne terminera pas. Ce qui se comprend : on ne peut donner une forme achevée à l’expression lyrique de l’incomplétude. Un tel chant demeure inconsolé, on ne peut le conclure. Toutes nos vies ne sont-elles pas inachevées ?
Rares sont ceux qui ont des morts sereines, ou du moins des façons sereines d’aborder leur « fin de vie ». C’est l’exemple du Thésée de Gide qui déclare, satisfait de son bilan : j’ai fait mon œuvre, j’ai vécu. Ou plus exactement : « Pour le bien de l’humanité future, j’ai fait mon œuvre. J’ai vécu. » Idéal le plus humain qui soit : vaincre la mort, en engendrant plus de vie qu’elle ne peut nous en ôter. Bien d’autres, souvent à leur insu, ont donné à leurs proches, à leur communauté, au monde, un surcroît de chaleur et de vie qui annihile la piètre victoire de la faucheuse. Ce qu’ils ont fait est fait, ce qu’ils ont été ne peut pas ne pas avoir été. Cela n’efface pas notre saine douleur mais, parce qu’ils restent vivants en nous, leur vie n’est pas perdue. Songeons à la puissance de vie qu’après leur mort, malgré leur mort, nous ont léguée Schubert, Chopin, Mozart ! Ainsi que tant d’anonymes qui ont aimé, lutté, pacifié, prié, rêvé, admiré, souri, pensé !
Mais voilà : si l’on peut se « consoler » du départ de ceux qui ont pu accomplir ce que promettait leur naissance, comment supporter la perte de ceux que la mort a privés d’avenir, frustrés de leur fécondité potentielle, condamnés pour toujours à l’inachèvement d’une existence illusoirement offerte ? C’est alors que la mort peut se définir comme ce qui donne enfin son « non sens » à la vie ! Les exemples nous assaillent, dès qu’on y songe, ne serait-ce qu’en revoyant cette immensité de douleurs inconsolables nées de la guerre 14, tous ces jeunes gens « fauchés dans la fleur de l’âge » selon l’expression hélas ! consacrée, dont les seuls prénoms, dans la pierre des « Monuments aux morts », nous donnent le vertige en face de leurs infinis potentiels de vie abolis à jamais. La plus poignante des nostalgies ne porte pas sur ce qui a existé, mais sur ce qui aurait pu être vécu et restera inaccompli ad aeternam.
Or, celle-ci ne touche pas que les plus jeunes. « On meurt toujours trop tôt », dit Sartre (non sans ajouter ironiquement – « ou trop tard », à l’intention de ceux qui nuisent à leur propre vie en jouant les prolongations). Car il n’y a pas de limites d’âge fixées à notre potentiel. Combien d’adultes « confirmés » disparaissent, qui pourtant avaient encore tant à dire, à réaliser, à faire partager, à donner autour d’eux, à de plus jeunes ou plus âgés ! Que de prénoms vivent en moi, qui n’ont rien perdu de leur présence en allée – Yves, Jean, Jean-Pierre, Alphonse, Guy, Jacques, Colas (il y a si peu de temps…) – membres de ma famille ou amis fraternels, dont l’humanité m’a touché, nourri, soutenu, fait vivre et méditer !
Pour eux, je voudrais faire bon usage de ce qui m’est accordé comme une rallonge de jours à vivre, en continuant de porter, le plus loin possible, cette part de vie qu’ils ont déposée en moi, et qui me tient encore debout dans l’existence.
Sans pour autant délaisser Schubert :
Le Songeur (12-06-14)
(Jeudi du Songeur suivant (22) : « J’AI INTERVIEWÉ DIEU »)
(Jeudi du Songeur précédent (20) : « IL N’Y A PLUS DE COUPABLES »)