J’aime les définitions. Elles saisissent un sens, bondissent à ses frontières pour s’enrichir de connotations, cultivent leur différence pour éviter de se confondre avec les synonymes, et font vivre le sens en tentant à la fois de l’animer et de le circonscrire.
Le mot rite, par exemple, peut avoir le sens religieux global de protocole liturgique : le rite orthodoxe, ou le rite catholique romain, par exemple (à l’intérieur desquels on trouvera tels ou tels sacrements ou gestes sacramentels) ; mais par lui-même, au départ, il désigne d’abord une pratique répétitive à laquelle se livre un individu (l’écrivain qui taille son crayon avant d’écrire) ou un groupe (sortir au ciné, partir en week end, prendre sa douche qui lave et dynamise). Bien entendu, la ritualisation d’une pratique, même profane, se justifie et s’amplifie en vertu du ou des sens qu’on lui trouve ou qu’on lui prête. Sociologiquement ou culturellement, par exemple, s’immerger dans telle eau ou tel fleuve peut obéir à un désir de purification, ou signifier symboliquement qu’on éprouve cette sensation ou qu’on voudrait l’éprouver ce faisant. Cela n’exclut pas un effet « placebo », selon les logiques de la psyché humaine qui se plait à prendre son désir pour la réalité. En me baignant à la claire fontaine, je sentirai renaître, aussi clair et aussi pur que cette eau dans laquelle je me suis plongé (ignorant tout de ses pollutions chimiques invisibles). C’est ainsi qu’insensiblement, dans les faits comme dans les mots qui les qualifient, l’immersion peut prendre le sens d’une purification ou d’un ressourcement vital, dont j’émerge transformé intérieurement, comme d’une nouvelle naissance. Tout se passe alors comme si le signe que symbolise cette pratique opérait la chose signifiée : l’immersion devient baptême. Et le baptême, qui est un « sacrement », est l’exemple même d’un rite religieux qui opère ce qu’il est censé signifier : le (petit) être humain, « lavé » de la souillure du « péché originel », entre dans une nouvelle vie, spirituelle et non plus seulement corporelle, elle-même greffée sur Dieu, et « animée » par Lui. C’est le pouvoir divin qui agit, exercé par le prêtre qui opère en son Nom : le « signe » de purification se transforme en acte effectif au moment même ou le clerc énonce solennellement la formule sacrée (celle qui consacre) : Je te baptise (« au nom du Père, du Fils et du saint Esprit »).
Un commentaire similaire peut être fait au sujet de cette autre pratique fondatrice du catholicisme, nommée « Eucharistie », que l’Église romaine considère comme un sacrement institué par Jésus-Christ en personne, au cours de la Cène, et dont le rappel suffit à reproduire sa présence réelle dans l’Hostie — alors que plusieurs Églises protestantes n’y voient qu’un rite symbolique.
Précisons le débat. Au cours de la messe, lors de la « consécration », le célébrant commémore en effet le dernier repas du Christ entouré de ses apôtres, la Cène, en reprenant textuellement ces paroles de Jésus que rapportent Marc et Matthieu (XXVI, 26-28)1 :
« Comme ils mangeaient, Jésus prit du pain, le bénit, le rompit et le donna aux disciples ; il dit : Prenez, mangez, c’est mon corps.
Et il prit une coupe, rendit grâces et la leur donna et dit : Buvez en tous,
car c’est mon sang, celui de l’alliance, répandu pour beaucoup en rémission des péchés. »
Ce bref épisode est aussi relaté par Luc et Paul, qui ajoutent aux paroles du Christ l’injonction : « Faites cela en mémoire de moi ».
L’alternative est celle-ci :
1/ Quand le Locuteur déclare « c’est mon corps, c’est mon sang », s’agit-il ce soir-là d’une transformation réelle et miraculeuse de Jésus, lequel, opérant en tant que Fils de Dieu, a le pouvoir de nourrir ses disciples de sa substance même, les re-liant ainsi à sa divinité ? Ou n’est-ce qu’une forte image, une métaphore symbolique leur signifiant qu’il va bientôt s’offrir en sacrifice pour le salut des pécheurs ?
Si l’on opte pour la première version, il s’agit bien d’un sacrement : le signe réalise la chose signifiée.
Si l’on opte pour la seconde, il s’agira simplement d’un rite symbolique, d’autant plus qu’il s’inscrit peu ou prou au moment où se prépare la Pâque juive, fête commémorative de la sortie d’Égypte où se prend rituellement le repas pascal. Au reste, le partage du repas, la fraction du pain, ont toujours plus ou moins ritualisé l’amitié humaine. Quand on se veut amis, on casse la croûte ensemble, on partage de pain, et c’est d’ailleurs le sens étymologique précis du mot compagnon, issu du latin cum + panis (celui avec qui on partage le pain, dont l’évolution phonétique, du latin au français, a donné compaing, puis « copain » !).
Cette alternative se double d’ailleurs d’une autre question à double choix :
2/ Quand le prêtre reprend au cours de la consécration la formule conclusive « faites cela en mémoire de moi », s’agit-il d’un pur rappel, une « commémoration » au sens strict comme lorsqu’on fête tel ou tel anniversaire, ou bien cette reprise des propres termes du Christ lui-même va-t-elle reproduire à nouveau, engendrer les mêmes effets de « transsubstantiation » du pain et du vin en corps et sang du Christ le soir de la Cène ? La « consécration », acte de pur langage, est-elle alors un simple rite évoquant le souvenir de la Cène, ou un « sacrement » agissant, qui « commémore et perpétue le sacrifice du Christ » (Le Robert) c’est-à-dire un signe réactivant mystérieusement la chose qu’il symbolise ? Il importe au croyant de s’interroger sur cette ambiguïté, s’il veut clairement faire la part de la foi et celle de la raison dans la pratique qu’il assume3-4.
Or, ce type d’énoncé n’est pas banal : il appartient à une classe particulière de dénominations que les linguistes appellent les énoncés performatifs2. Ceux-ci font peut-être « rêver » le moindre « locuteur » que nous sommes, en ce qu’ils s’approchent de ce que pourrait être une langue idéale : celle qui donnerait la capacité, en nommant, de transformer toute chose en ce que l’on désirerait quelle fût. C’est là en effet la prérogative de Dieu même créant le monde : « Que l’univers soit, dit-Il, et l’univers fut ». Le Verbe parfait est indissociable de l’Acte, qui n’en est que l’Incarnation instantanée. Et c’est ce que semble précisément annoncer l’Évangile de Jean : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu […] Tout fut par Lui, et sans Lui rien ne fut. » Le Verbe incarné est ainsi le performatif absolu, en lequel se fondent l’être, la parole et l’acte. Voilà vers quoi tend idéalement l’être humain, dès lors qu’il se veut sujet de parole. Et voilà aussi la conception qu’il se fait de l’Être suprême, dès lors qu’il postule l’existence de Dieu.
Mais une question tragique se pose alors concernant le silence de Dieu. Quand « dire c’est faire », ne pas dire c’est laisser faire. Le silence de Dieu devient alors ipso facto synonyme d’indifférence à ce qui ne mérite pas sa parole et, concernant le tragique de notre monde, attitude de « non assistance d’Humanité en danger ». La toute-puissance implique une responsabilité (et donc une culpabilité) suprême. Et nous voilà renvoyés à l’alternative sur laquelle Jean-Paul Sartre fondait son athéisme : ou bien Dieu est Tout-puissant, responsable de tout ce qui se passe en ce monde, et l’Homme n’est pas « libre » ; ou bien Dieu n’est pas Tout-puissant, et il n’est pas « Dieu ».
À la limite, si Dieu est bien « LE » Verbe, dont la parole ne cesse de créer le monde en même temps que Lui-même, bref le Performateur suprême, dont les silences (éloquents) sont aussi performatifs que ses autres actes de parole, alors, dès qu’il se tait, Il suspend absolument l’existence de ce qui est, il s’exile Lui-même de sa propre personne. Quand Dieu se tait, Il s’inexiste, et nous sommes fondés à nous plaindre hautement de cette divine défaillance ! À moins que d’autres préfèrent s’en réjouir…
Ce qui, chers Amis, vous donne à méditer
Quel que soit votre âge
En bronzant tout l’été
Sur vos plages…
À septembre donc !
Le Songeur (13-06-2019)
1 Traduction du Nouveau Testament de La Pléiade (sous la direction de Jean Grosjean). Pour les autres versions, voir Luc (XX, 19-20), et Paul (I, Corinthiens, XI 23-26).
2 À partir des analyses de John L. Austin, dans son essai Quand dire c’est faire (1962), les linguistes appellent « performatifs » des verbes ou vocables dont la simple énonciation au présent suffit à opérer l’action qu’ils expriment. Si je déclare ainsi : je jure de dire la vérité, ma parole accomplit le serment que je prononce. Le faire (par exemple s’excuser) est opéré par le dire (« excusez-moi »). De même pour : je vous parle, j’avoue (mon crime), je proteste (de mon innocence), j’affirme (que j’y étais), je vous demande (de vous taire), je vous autorise (à fumer). À chaque fois, l’énoncé réalise ce qu’il signifie. Un impératif présent, par lequel j’ordonne ou interdis, est performatif. De simples adverbes peuvent être performatifs : répondre par exemple « oui » ou « non » à une question peut suffire à m’engager (cf. « Voulez-vous prendre pour épouse Mlle X ? »). La parole suffit à opérer l’acte énoncé, elle est « performance ». Elle n’a d’ailleurs pas besoin d’être formellement « impérative », il lui suffit d’être prononcée à l’indicatif par un énonciateur doté d’un pouvoir officiel, comme peut l’être le président d’une assemblée déclarant : « La séance est levée ». A l’inverse, si en me levant, je dis à mon voisin qui n’avait pas entendu « la séance est levée », ce n’est qu’un énoncé « constatatif », et non plus performatif. Idem si je disais « Moi, je reste assis » (car ce n’est pas le fait de dire « je m’assieds » qui m’assoit). Les paroles sacramentelles de religieux investis d’un certain pouvoir divin sont ainsi performatives et reçues comme telles par le fidèle, comme le « je t’absous » (au nom de Dieu) du Confesseur. D’où l’intérêt de repérer les performatifs dans toutes sortes de discours de nature politique ou sociale…
Mais la notion de « performativité » dépasse le simple cas des vocables clairement déclaratifs ou injonctifs. L’intensité de signification, si l’on peut dire, de certains termes codés (par exemple, la langue consacrée de rites plus ou moins officiels), ou bien le respect sacro-saint du nom (- indissociable de l’honneur et de l’identité chez les nobles), donne à l’énoncé de ces paroles la gravité d’un acte. Sous l’Ancien Régime, où l’on pesait ses mots, l’insulte était absolument performative (le duel seul pouvait réparer l’offense) ; la déclaration d’amour tout autant (l’aveu de Phèdre à Hippolyte, qui fait « exister » officiellement sa passion, amplifie à la fois son sentiment et son remords). Aujourd’hui encore, dire « je t’aime » transforme le sentiment en l’officialisant (il devient attente, engagement, ou honte d’avoir osé ou « harcelé », etc.). Ainsi, bien des paroles, qui ne semblent que traduire la réalité qu’elles expriment, la modifient (ou la créent) du simple fait qu’elles la nomment. Tout dépend du statut du mot dans une culture donnée et des conditions de l’énonciation.
En matière politique, l’emploi des performatifs souligne et fortifie la volonté de l’orateur, faisant parfois de son discours un acte en lui-même susceptible de modifier les circonstances historiques : ce fut le cas de l’allocution radiodiffusée du général de Gaulle datée du 30 mai 68, qui retourna la situation en sa faveur (« Je dissous aujourd’hui l’Assemblée nationale ») et plus encore, du fameux appel du 18 Juin 1940, au moment précis où il déclarait : « Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres, j’invite les officiers et soldats français […], j’invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d’armements […] à se mettre en rapport avec moi. » ; sa parole était action. C’est en disant « j’invite à me rejoindre » qu’il bravait, par cette invitation, le choix fait par le gouvernement officiel de cesser le combat. Mais l’ensemble de l’allocution fut en quelque sorte « performative », puisque c’est en formulant hautement cet appel qu’il appela les forces libres à le suivre, modifiant du même coup la situation de la France et des Français censés l’avoir écouté.
Il va de soi qu’un excès de performatifs risque d’en user peu à peu l’efficience. Il faut vraiment qu’un homme d’état soit porteur d’un message « attendu » par « l’Histoire » pour les justifier. Il suffit d’entendre certaines allocutions notamment présidentielles, pour voir combien nos orateurs familiers, obsédés de « communication », ennuient l’auditeur avec leurs appels qui sonnent faux et leurs performatifs essoufflés. Abuser des performatifs pour se conférer une image de décideur finit par dégrader le discours en langue de bois, alors dénuée de toute valeur d’acte de parole.
3 Dois-je l’avouer : j’ai longtemps – jeune homme – vécu cette pratique. Mais autant le terme officiel « eucharistie » me paraissait abstrait, autant le mot courant « communion » correspondait à ce que j’éprouvais : un désir fervent de s’unir en Dieu avec d’autres, pour recevoir de Lui la force d’aimer et la sérénité d’un « état de grâce ». Dans ces conditions, le « Seigneur » étant Vie et Amour, Il ne pouvait pas ne pas nous inonder profondément de sa « présence ». La parole sonore du prêtre disant « Corpus Christi » accompagnait pour moi ce puissant effet intérieur, mais ne le créait pas. Était-ce de l’auto-suggestion collective : oui, si l’on veut — sachant que, lorsque des croyants se rassemblent pour prier, vouloir s’unir, c’est déjà être unis. Pour qu’il y ait présence du Christ, la consécration d’un morceau de pain azyme et sans goût nommé « hostie » n’était pas plus nécessaire que son absorption symbolique. En somme, je vivais la « communion » comme un rite, non comme un « sacrement ». Paradoxalement, c’est lorsque la messe fut dite en français, et qu’au lieu du vocable « corpus Christi » j’entendais les mots « le corps du Christ », qu’un sérieux trouble (démoniaque ?) m’envahit. « Mais non, voyons, clamait mon corps à moi : ce n’est pas le corps du Christ ! ». Et j’avais beau me dire provisoirement : « Si je ne suis pas du tout sûr de la « présence réelle » du Christ dans l’hostie, je ne suis pas certain non plus de son absence réelle… », je suis resté de ceux qui ont du mal à conserver les certitudes que démentent leurs impressions.
4 Pour ceux qui s’intéressent au christianisme, à ses valeurs et ses limites, ainsi qu’aux problématiques concernant le devenir de l’Église catholique apostolique et romaine, je ne saurais trop conseiller la lecture de l’autobiographie de mon ami Charles Condamines, qui vient de paraître : J’étais prêtre et ne suis plus chrétien (L’Harmattan), c’est un récit décapant, poignant, souvent révélateur des impensés de nos croyances. Présentation : https://www.decitre.fr/livres/j-etais-pretre-et-ne-suis-plus-chretien-9782343161204.html
(Jeudi du Songeur suivant (209) :
« QUAND DIEU INTERVIENT POUR FAIRE LIRE LE SONGEUR… » )
(Jeudi du Songeur précédent (207) : « L’ÉTRANGE MONSIEUR AU BOUT DE BOIS » )