AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (200)

QU’EST-CE QU’UN HOMME, DANS L’UNIVERS FRACTAL ?

Je suis toujours fasciné par ce qu’on appelle les objets fractals, ces réalités dont les moindres parties, en se multipliant anarchiquement, ne cessent de reproduire le schéma basique qui régit leur grand Tout. Fascination que j’éprouve, corrélativement pour l’étonnante simplicité avec laquelle le Petit Larousse met en lumière un phénomène aussi complexe :

« Fractals (adj. et nom) : Se dit d’objets mathématiques dont la création ou la forme ne trouve ses règles que dans l’irrégularité ou la fragmentation. La nature offre de nombreux exemples de formes présentant un caractère fractal : flocons de neige, ramifications des bronches ou bronchioles, réseaux hydrographiques, etc. »

Je crois voir dans cette règle dynamique, qui régit le jaillissement aléatoire des choses de ce monde, une confirmation de l’idée que les Anciens se faisaient du Monde, où Macrocosmes et microcosmes, si dissemblables par la taille, ne manquent pas d’être sans fin les miroirs les uns des autres : l’Homme, en particulier, se trouve être la miniature parfaite de sa matrice naturelle : l’Univers, qui l’a engendré. Ainsi, dans notre galaxie du moins, la plus infime des formes semble ne pouvoir exister et survivre qu’en reflétant la Structure majeure du grand Tout dont elle est membre…

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À cette première approche, la notice de Wikipedia1 ajoute divers exemples et éclairages, dont voici quelques éléments (que je cite ou simplifie) :

« Une figure fractale est un objet mathématique, telle une courbe ou une surface, dont la structure est invariante par changement d'échelle.

L'adjectif « fractal », à partir duquel l'usage a imposé le substantif une fractale, est un néologisme créé par Benoît Mandelbrot vers 19742-3 à partir de la racine latine fractus, qui signifie « brisé », « irrégulier ». De nombreux phénomènes naturels – comme le tracé des lignes de côtes ou l'aspect du « chou romanesco » (chou-fleur d'origine italienne) – possèdent des formes fractales approximatives.

Les fractales sont à l'image des poupées russes, qui reproduisent la même figurine à tous les échelons. Il s’agit souvent de structures gigognes en tout point. D’où cette définition tautologique : un objet fractal est un objet dont chaque élément est aussi un objet fractal (similaire).

[…] De nombreuses figures fractales, formées de répliques d'elle-même en plus petit, sont facilement observables dans les nuages, montagnes, flocons de neige, réseaux de rivières, vaisseaux sanguins, etc.

« Tous ces objets, notera Mandelbrot, ont en commun une « homothétie d’échelle » qu’il désignera quelques années plus tard du nom d’autosimilarité (self-similarity). »

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Par delà les développements mathématiques de cette notice que chacun peut aller consulter, et qui échappent à mon entendement spontané, j’avoue que la dimension fractale des réalités qui nous entourent me donne infiniment à songer sur le génie humain et ses productions.

Tout se passe comme si le grand arbre nommé Cosmos construisait la plupart de ses ramifications en se clonant lui-même. Le Réel en devenir est la métamorphose continue d’une Nature dont la prodigieuse diversité repose sur des métaphores d’elle-même, ce qui justifie d’ailleurs l’usage que font des métaphores la plupart des artistes pour décrire les phénomènes du vivant en les « expliquant » les uns par les autres, puisque nés de structures analogues.

Si donc il est vrai que la Nature ne saurait inventer ou créer qu’en joignant l’irrégularité d’une certaine fantaisie à la reproduction de formes similaires, si le grand Système de la vie engendre les choses en tentant diverses mutations et les pérennise en leur conférant des structures éprouvées, régulant ainsi ce qu’elle s’est plu à dérégler, alors les œuvres et créations humaines doivent s’inscrire dans cette même démarche, et se comprendre comme des objets fractals.

Cette approche est sans doute particulièrement pertinente lorsqu’on étudie des œuvres fragmentaires comme les inclassables Pensées de Pascal ou les fameuses paroles du Zarathoustra de Nietzsche. Mais bien d’autres ouvrages, littéraires, picturaux ou musicaux, des genres même, peuvent être observés de ce point de vue. Une œuvre d’art, c’est toujours une sorte de macrocosme donnant structure à une fantaisie, selon une logique d’ensemble qui lie étroitement la moindre singularité partielle au grand ordre de son Tout. Sachant bien sûr que ce qui est semblable n’est pas nécessairement identique, et que les similitudes de formes n’empêchent pas la différence des objets (faute de quoi les images deviennent « clichés » et les thématiques des « poncifs). De sorte qu’à chaque création artistique, on peut avoir à la fois l’impression qu’il s’agit d’une reproduction et d’une nouveauté, comme pour ces enfants issus des mêmes ADN qui ont le même air de famille tout en étant très différents. Ainsi en est-il des livres successifs d’un même auteur qui à chaque fois surprennent le critique : leur facture est bien similaire, et pourtant ce n’est jamais la même chose… Le critique conclura : « c’est bien du Untel (Corneille, Rousseau, Verlaine, Cervantès, Pirandello, etc.), puisqu’on le sait, « le style, c’est l’homme même », reconnaissable dans les moindres de ses actes ou expressions…

Concluons qu’il serait sans doute fécond de choisir délibérément l’axe de la dimension fractale pour opérer des lectures révélatrices des grands textes littéraires (quel qu’en soit le genre), dont la création est toujours de type métaphorique, à l’instar de la genèse du Vivant4. Pour apporter ma petite pierre à cet édifice prometteur, je vous invite à relire maintenant quelques passages de la célèbre Pensée de Pascal sur la « Disproportion de l’homme », où se situe le non moins fameux parallèle entre l’Infiniment grand et l’Infiniment petit. Tout Mandelbrot est déjà dans Pascal ! Ainsi fonctionne l’imaginaire du génie pascalien :

« Que l'homme contemple donc la nature entière dans sa haute et pleine majesté, qu'il éloigne sa vue des objets bas qui l'environnent. Qu'il regarde cette éclatante lumière, mise comme une lampe éternelle pour éclairer l'univers, que la terre lui paraisse comme un point au prix du vaste tour que cet astre décrit et qu'il s'étonne de ce que ce vaste tour lui-même n'est qu'une pointe très délicate à l'égard de celui que les astres qui roulent dans le firmament embrassent. Mais si notre vue s'arrête là, que l'imagination passe outre; elle se lassera plutôt de concevoir, que la nature de fournir. Tout ce monde visible n'est qu'un trait imperceptible dans l'ample sein de la nature. Nulle idée n'en approche. Nous avons beau enfler nos conceptions au-delà des espaces imaginables, nous n'enfantons que des atomes, au prix de la réalité des choses. C'est une sphère dont le centre est partout, la circonférence nulle part. Enfin, c'est le plus grand caractère sensible de la toute puissance de Dieu, que notre imagination se perde dans cette pensée

Que l'homme, étant revenu à soi, considère ce qu'il est au prix de ce qui est; qu'il se regarde comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que de ce petit cachot où il se trouve logé, j'entends l'univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même son juste prix. Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ?

Mais pour lui présenter un autre prodige aussi étonnant, qu'il recherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates. Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ces conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours; il pensera peut-être que c'est là l'extrême petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais l'immensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses planètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné; et trouvant encore dans les autres la même chose sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ses merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les autres par leur étendue; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à présent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard du néant où l'on ne peut arriver ?

Qui se considérera de la sorte s'effrayera de soi-même, et, se considérant soutenu dans la masse que la nature lui a donnée, entre ces deux abîmes de l'infini et du néant, il tremblera dans la vue de ces merveilles; et je crois que sa curiosité, se changeant en admiration, il sera plus disposé à les contempler en silence qu'à les rechercher avec présomption.[…]

Le Songeur  (18-04-2019)


1 https://fr.wikipedia.org/wiki/Fractale

2 Benoît Mandelbrot (Varsovie 1924, Cambridge, USA, 2010) :Mathématicien français d’origine polonaise, qui a développé la théorie des objets fractals. Sur ordinateur, il a construit les ensembles qui porteront son nom et qui trouvent des applications dans l’étude du « chaos déterministe » (Petit Larousse). Voir aussi sa notice Wikipédia, https://fr.wikipedia.org/wiki/Beno%C3%AEt_Mandelbrot

3 Les Objets fractals - Forme, hasard et dimension (Flammarion, 1973)

4 Les passionnés de linguistique en général, et de Jakobson en particulier, n’auront pas de mal à retrouver ici les fonctions essentielles du langage. Que fait sans cesse la nature ? Elle fait du nouveau avec du même, du différent avec du similaire. La construction du vivant, non sans économie, dès lors qu’une brique basique s’est avérée fonctionnelle, la réemploie et la redouble infiniment, comme la langue elle-même.
Selon Jakobson en effet, le moindre énoncé requiert l’articulation de deux fonctions, la fonction paradigmatique (qui sélectionne les mots dans l’éventail lexical des termes possibles correspondant au sens recherché) et la fonction syntagmatique, qui associe étroitement les termes choisis pour en produire la Signification dans toute sa complexité. Le premier axe, maitrisant l’analogie, est d’ordre métaphorique, le second, régissant la contiguïté et la combinaison, est d’ordre métonymique. Si toute expression implique la coopération de ces deux fonctions cérébrales, dit Jakobson, la langue poétique, fondamentalement métaphorique, se caractérise par une projection de l’axe paradigmatique sur l’axe syntagmatique. On peut reconnaître là une curieuse parenté avec la dynamique fractale de l’émergence des choses : la genèse du vivant est l’expression d’une logique poétique !



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UN GENRE COURT À RÉGÉNÉRER : L’ÉPIGRAMME

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