Je songe et navigue entre ces deux évidences qui me traversent : 1/ Personne n’est coupable. 2/ Il y a quand même de sacrés salauds, et nous sommes tous des assassins.
Il y a longtemps que les esprits éclairés fustigent à juste titre la culpabilisation, toujours obscurantiste et répressive. Au bras séculier qui condamne et qui tranche aveuglément, ils rappellent le nombre sans fin des erreurs judiciaires. Aux jugements péremptoires que nous portons allègrement les uns sur les autres, ils opposent les déterminismes biologiques ou sociaux qui nous égarent, et vicient nos meilleures intentions. « Qu’est-ce qu’un juge qui comprend trop la vie ? II ne pourra qu’absoudre » écrit Montherlant. Et les pédagogues modernes, ayant appris de Freud que l’enfant est par nature « un pervers polymorphe », croient savoir qu’il ne faut jamais le culpabiliser, mais le responsabiliser.
Aussi mesurée soit-elle, cette position est cependant paradoxale, puisqu’elle revient à innocenter chacun en raison de la perversité universelle. À l’heure du blanchiment pour tous, nous retrouvons le stratagème de ce héros de Racine qui « Grossit, pour se sauver, le nombre des coupables » (Mithridate, III, 3). Technique qui s’est muée en véritable idéologie de la déculpabilisation selon laquelle tout est « normal », tout est permis, et notamment ce que réprimait la très décriée morale judéo-chrétienne. C’est ainsi que les publicités s’évertuent à « libérer » toutes ces pulsions, jadis interdites, mais devenues si nécessaires aujourd’hui à la surconsommation des petits et des grands, et à ceux qui en tirent profit. Le citoyen-consommateur doit avoir droit à tout, sans qu’aucun devoir ne freine ses désirs. Plus de culpabilité, plus de responsabilité.
Traditionnellement, pour juger un citoyen responsable et/ou coupable, il fallait s’assurer de trois points fondamentaux :
1/ Sa conduite porte-t-elle objectivement préjudice à autrui (personne ou communauté) ;
2/ Est-il conscient des maux de son action (ou inaction) ;
3/ Agit-il librement ? Si oui, en cas de méfait, il était reconnu coupable puisque responsable.
Il est clair qu’aucun ordre républicain ne saurait être viable, si l’on renonçait à ces fondamentaux. Car les salauds existent, et l’on doit les juger comme tels pour les mettre hors d’état de nuire. Il faut qu’ils aient honte de leur conduite, réparent leurs torts. Déculpabiliser les coupables, à coups de « circonstances atténuantes », c’est se faire complice de leurs crimes. Reste à définir ce que c’est que d’agir « en connaissance de cause ».
Car s’il est aisé d’incriminer des actes bien définis, commis par des sujets dont les motifs sont clairs, le meurtre par exemple, combien de conduites délictueuses (délic-tueuses !) semblent inconscientes de leur nocivité ? Qui d’ailleurs n’est jamais tenté d’ignorer, d’écarter de soi, toute connaissance susceptible de freiner son désir, qu’il pressent coupable ? Est-ce que je veux savoir, par exemple, que le produit dont j’ai envie est à la fois nocif pour l’environnement et produit par des enfants dans des conditions inhumaines, à l’autre bout de la planète ? Face aux injustices structurelles de ma société, ou aux situations tragiques du monde, est-ce que j’ose aller au fond de la question « à qui profite le crime ? », lorsque la réponse que je devine pourrait être « à moi » ? Le méchant n’est qu’un ignorant, dit-on… sauf s’il choisit subtilement de ne pas savoir. Que la plupart de nos délits soient structurels ne dispense personne de battre sa propre coulpe. Je suis responsable de ma part d’inconscience collective.
Ainsi, quand je prends ma voiture pour un oui pour un non, contribuant à asphyxier l’Humanité, je suis-tous-coupables.
Et le jour où le châtiment viendra, ce sera bien fait pour eux !
Le Songeur (5-06-14)
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