[Victorien, quoiqu’ayant réussi à Vendre Sisyphe*, désire encore améliorer son produit]
• An 7. (suite). Au fil de cette année quasi sabbatique, Victorien n’a pas cessé de méditer sur ce qui pourrait manquer encore à son entreprise florissante, qui consiste à faire rouler des bouts de granit capricieux à des touristes épris de culture grecque.
« Ne faut-il pas donner du Sens à ce qui n’en a pas ! »
Pour asseoir sa méditation, il s’est mis à relire son texte fétiche : Le Mythe de Sisyphe. Il s’agit, on le sait, d’un essai sur l’absurde. Et Victorien partage de plus en plus l’idée de Camus selon laquelle « il n’est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir ». Il salue les dieux de l’avoir inventé, même si les intéressés, ce faisant, se sont montrés aussi pervers que lucides.
« Or, se dit-il, je suis tombé dans un cercle vicieux : c’est cela que je m’emploie à faire vivre à mes clients, sous prétexte de les amuser ? »
Et il ajoute pour se rassurer : « Moi, à vrai dire, je mène une activité qui tout de même déborde de « sens »… Ce qu’atteste en effet la flèche ascendante de son compte en banque.
Moyennant quoi, il commence à se demander s’il ne serait pas bien venu d’éditer et distribuer Le Mythe de Sisyphe à tous les touristes, du moins en version « bande dessinée », pour que chacun puisse comprendre ce qui lui arrive.
• An 8. Victorien poursuit sa longue réflexion. Sisyphe, dit Camus, est le héros d’un « supplice horrible où tout l’être s’emploie à ne rien achever ». Victorien acquiesce, en soulignant cette phrase. C’est tout à fait cela ! Oui, il faut éditer ce livre, pour que les touristes en aient progressivement conscience ! Car enfin…
« Car enfin, quel plaisir vivent réellement mes clients, en venant batifoler sur ces pentes qui leur rappellent le calvaire vécu par le héros grec. Qu’est-ce qui les fait venir ici ?
Car enfin, jouer à Sisyphe en roulant sa bille, même sur fond de sagesse antique, cela n’a pas de sens. C’est tout juste de l’ordre du divertissement pascalien, le temps d’un aller-retour touristique. »
À moins que cela n’ait le sens de n’avoir pas de sens, comme l’humour anglais avec son art du « nonsense ».
Victorien se rappelle soudain le cas d’un hurluberlu, qui s’était évertué plusieurs jours durant, à pousser un rocher de 150 kilos. Il suait, faisait quelques mètres, recommençait, soufflait, poussait, suait. Et s’en satisfaisait !
Comme on s’en doute, ce personnage intriguait et amusait le public. Victorien avait même songé à l’embaucher pour ébahir les touristes, qui n’en finissaient pas de le huer. Quel extravagant ! La charge était évidemment trop lourde pour lui ! Comment eût-il pu parvenir au sommet ? Il n’avait ni sens ni bon sens...
Et les gens de se moquer sans répit. Ils avaient payé pour cela.
« Hé oui ! lui avait expliqué son ami banquier, dont les spéculations étaient parfois métaphysiques : dans la vie, il n’y a pas que le plaisir de rouler sa bille qui compte, il y a aussi celui de voir peiner les autres à la pousser en vain… »
— Mais alors, de ces attitudes, laquelle a le plus de Sens ?
— Celle qui consiste à pousser le roc en vain, en croyant à ce que l’on fait.
— Ça alors ! »
• An 9. À la suite de cet échange, Victorien a décidé de corser, s’il est possible, cette attitude la plus sensée. Il fait distribuer à l’entrée de la montagne des chronomètres ! Chacun pourra ainsi mesurer le temps qu’il met à faire rouler son rocher jusqu’au sommet. Et bien sûr, varier son plaisir en changeant la taille du rocher. Et surtout en gravissant les pistes, tenter de battre son record perso !
« La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme ». Tel est la devise que fait graver Victorien sur le chapiteau qui couvre maintenant l’entrée dans la montagne.
Quatre pistes sont alors proposées au choix des uns et des autres :
La bleue : la plus facile (limitée à des rochers de 25 kilos).
La blanche : réservée aux touristes en bonne santé. À noter qu’au fur et à mesure qu’il monte, le chronomètre indique au client en temps réel l’état de son rythme cardiaque.
« La Croix » : c’est la piste plus difficile, à laquelle on ne peut se confronter qu’après un solide entraînement sur les deux précédentes. Certains pensent qu’on la nomme « La Croix » parce que son ascension se révèle un calvaire. Il n’en est rien : le bleu, le blanc et la croix sont simplement les trois éléments caractéristiques du drapeau grec. En France, on aurait eu les trois pistes : bleu, blanc, rouge.
La « baby » : comme on s’en doute, c’est une petite piste elliptique réservée aux « moins de dix ans ».
En voyant ces kyrielles de grimpeurs s’élever au septième ciel dont les rochers retombent, Victorien touche au bonheur idéal : iI a donné du sens à ce qui n’en a pas. Et reçoit de nombreuses lettres, de clientes notamment. L’une d’elle, témoignant de l’indéniable thérapie que fut pour elle l’acte de « s’envoyer en l’air en gravissant les monts » rejoint Victorien, puis l’épouse, en attendant sans doute de divorcer pour d’autres ascensions. Quoi qu’il en soit, la Société du Mont Sisyphe (SMS) contribue désormais à la santé mentale des humains qui en pratiquent le ou les Sens.
• An 10. Dès lors, rien n’empêche l’aventure de Victorien de franchir sa dernière étape, à la fois attendue et imprévisible. Cette fois, on change de planète. Fort du succès des innovations qui ont enfin satisfait la « soif de sens » de ses touristes, il organise des compétitions hebdomadaires, retransmises à la télévision. Celles-ci sont d’abord locales, puis bientôt mondiales. La Société du Mont Sisyphe est désormais cotée en Bourse. Les épreuves qui s’y déroulent, leurs moindres détails et règlements, la nature et la composition des rochers qu’on y manipule, tout est officiellement breveté. Des logiciels bourrés d’algorithmes sont mis au point, qui permettent à tous, sur des tablettes, de « Jouer à Sisyphe » virtuellement. Dès l’âge de cinq ans, les petits adultes battent leurs records, comme s’ils étaient déjà les grands bébés qu’ils sont appelés à devenir.
• An 13. La mondialisation impose alors sa loi. Des « Monts Sisyphe » les uns naturels, les autres synthétiques, se mettent à pulluler dans tous les pays, y compris au pôle Nord. La Start up de Victorien, devenue SMS, est maintenant une multinationale pesant un nombre incroyable de milliards « en termes de bénéfice annuel ». Le fondateur et PDG de l’entreprise vole d’avions en avions, d’une Montagne à l’autre. Il est officieusement sacré « bienfaiteur de l’Humanité » par la presse transnationale. Il atteint visiblement son sommet. Si bien qu’on se demande, en matière de succès, ce qui peut bien encore lui arriver.
La réponse ne tarde pas. En descendant d’hélicoptère sur la pente d’un de ses monts, Victorien fait une glissade et tombe en arrière de sorte que, sa nuque se fracassant sur un rocher mal taillé laissé là par Sisyphe, il décède sur le coup.
Son adjoint saute de l’hélico, constate les dégâts, et s’écrie :
— Merde, il est mort ! Oh, comme c’est con ! Oh que c’est con !
Il exprimait à sa façon ce que Camus nomme le « sentiment de l’absurde »…
Chers Amis, vite, relisons Le Mythe de Sisyphe !
Le Songeur (1-11-2018)
* Voir Jeudi du Songeur n°180
(Jeudi du Songeur suivant (182) : « CE JOUR OÙ PERSONNE NE SAVAIT QUEL JOUR ON ÉTAIT » )
(Jeudi du Songeur précédent (180) : « VENDRE SISYPHE ? » )