AFBH-Éditions de Beaugies 
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Les Jeudis du Songeur (180)

VENDRE SISYPHE ?

À J-S. H

C’est l’histoire de Victorien, un jeune homme ambitieux d’aujourd’hui. À la suite de brillantes études, il hésitait entre une carrière, le Commerce, et une vocation, la Philosophie. D’un côté, le Commerce exigeait d’avoir le sens du Profit. De l’autre, la philosophie impliquait de savoir profiter du Sens.

Que choisir ?

Il relisait souvent Le Mythe de Sisyphe, où Camus dit que le monde est absurde, ce qui mérite largement d’être médité durant toute une existence, y fût-on mal rémunéré.

Simultanément, il observait que le monde est une marchandise, ce qui tombe sous le sens et ne s’en relève pas, mais permet toutefois de vivre financièrement à l’aise.

Comment faire ? Ne pouvait-il pas cumuler ?

C’est alors que lui vint l’illumination de ses 20 ans : pourquoi ne pas tenter de vendre du Sisyphe ? Il échapperait alors aussi bien à la pauvreté probable qu’à la stupidité régnante. Sa Vocation serait en même temps sa Carrière ! L’idéal…

« Il suffit de lancer une start up », pensa-t-il.

Une « start up », c’était alors, selon certains dictionnaires, une petite idée capable de devenir une grosse affaire. Ou encore : une souris capable d’accoucher d’une montagne.

« C’est mon truc ! se dit-il, enthousiaste : je vais vendre Sisyphe ! »

*

Sisyphe avait été condamné par les dieux à rouler un rocher jusqu’en haut d’une montagne, mais à peine touchait-il au sommet que le rocher retombait brutalement, et qu’il lui fallait recommencer. Cette fable symbolisait l’absurde de notre condition à tous.

Nul doute qu’un pareil destin, véritable pack d’interrogations humaines, était par lui-même une marchandise à offrir à l’appétit d’idées des publics citoyens. Restait à l’empaqueter, puis à mettre en œuvre sa commercialisation. Sans oublier, bien sûr, les produits dérivés.

Victorien en parla sur-le-champ à un ami banquier, l’un de ces rares professionnels qui font fortune en se souciant d’abord des intérêts de leurs fidèles.

Lequel alla droit au but :

— Attention : « Penser marché » est une chose, mais cela ne dispense pas de « Penser produit ».

— Qu’entends-tu par là ?

— Veux-tu lancer une collection pour profs de philo, ou faire connaître Sisyphe et visiter les lieux de son châtiment ? Définis ton produit, et le marché te sera donné de surcroît ! L’identité du produit porte toujours en elle le profil de l’acheteur. Alors, concrètement : désires-tu faire consommer surtout du tourisme ? Ou plutôt de l’héroïsme ? De la compassion ? De la morale, de l’humanisme ? Vendre du sens, mon ami, ça ne s’improvise pas ! Le produit « Sisyphe », c’est tout un monde : un roi déchu, des dieux pervers, un rocher qui roule, une montagne à prospecter ! Et la montagne, ce n’est pas une pure question d’alpinisme : la montagne du Mythe porte en elle un mythe de la Montagne !

— Ah ?!

Victorien résolut aussitôt de partir pour la Grèce. Il lui fallait fouler aux pieds le Réel, se confronter physiquement à la montagne, c’est-à-dire avant tout arpenter le mont Sisyphe, qu’il imaginait voisin des monts Parnasse.

Stupeur ! En interrogeant les gens et les sites, durant tout l’été, il dut se rendre compte qu’il n’y avait jamais eu de « mont Sisyphe » en Grèce. Tout bonnement parce que la montagne à laquelle se réfère le mythe ne se situe pas à la surface du globe, mais dans un domaine encore en voie d’exploration aujourd’hui : les Enfers.

Coup de génie : « Eh bien, se dit-il, cette montagne, je vais la créer en la nommant. Dans un pays ruiné, on a tout pour une bouchée de pain ! » Loin de renoncer à son projet, il résolut de prospecter les chaînes avoisinantes, en quête d’un mont de qualité.

Pour peu qu’il s’éloignât des grandes villes, le terrain lui parût en effet bon marché. Il poursuivit sa longue marche, de lacets en lacets. Il lui suffirait d’acquérir un mont rugueux, stérile, où l’herbe ne pouvant pousser, l’élevage même n’était pas rentable. Un gros caillou pointu, semé de galets infertiles, écrasé de soleil et menacé de séisme, dans les quinze cents mètres à peine, voilà ce qu’il lui fallait.

Ce ne serait pas un investissement considérable.

Pertinent calcul ! En quelques mois, avec ses économies et l’aide d’un associé, Victorien dénicha et obtint un vieux mont désaffecté dont le propriétaire, une commune désargentée, crut se débarrasser en faisant une affaire…

Il s’y installa aussitôt.

La « Start up » de Victorien était née. Elle n’avait plus qu’à prendre son essor…

• Première année. À peine Victorien a-t-il baptisé cette colline « Mont Sisyphe » que celle-ci voit sa valeur quadruplée. Il est tenté de revendre, mais résiste à la tentation. Et, dès l’hiver, s’installe au bas du Mont. Il accepte de résider dans une hutte rudimentaire, quoique confortable, qui lui sert aussi de boutique d’antiquités. Il récolte et vend, aidé de quelques paysans, des pierres plus ou moins grosses, plus ou moins elliptiques, susceptibles d’être roulées pour amuser les enfants. Son associé parisien a rapidement fait imprimer des « Albums-Sisyphe » pour tous âges, bien colorés, qui content l’histoire du mythe, légèrement arrangée pour qu’on s’imagine que sa montagne locale a été celle-là même où dût avoir lieu le châtiment du héros. Les touristes arrivent, avides de shopping oriental culturel : le retour sur investissement ne va pas tarder.

• An 2. La montagne, quoique toujours déserte, est maintenant enclose. Toute clôture suggère un monde de secrets qu’on protège, et suscite l’envie d’en pénétrer le mystère. Un peu de béton et de fil de fer barbelé font l’affaire. Non contents de gravir les pentes, en ramassant au passage quelques galets qui dévalent, les gens se plairont à être solitaires ensemble dans la pureté de l’air grec. Déjà, des « Tour imperator » invitent le public à des randonnées sisyphiennes sur des montagnes pas chères. Le droit d’entrée, modique, surprend agréablement le touriste. L’été, sur ces sentiers sans herbe, le soleil est gratuit, la sécheresse aussi, ce qui permet à l’entreprise, d’un point de vue comptable, de profiter d’externalités positives. Bien entendu, des rafraîchissements sont disponibles au sommet (pour deux oboles), sur une terrasse spécialement aménagée d’où l’on peut balancer (contre quelques drachmes) des rocs qui dégringolent, et cela, bien sûr, sur le versant opposé à celui par lequel l’ascension s’est faite. C’est sans doute là une petite entorse au récit mythique, mais une mesure exigée sine qua non par les assureurs. Quoi qu’il en soit, les enfants adorent : pour eux, toute dégringolade est une rigolade.

• An 3. Une initiative bien inspirée va produire aussitôt un net accroissement du chiffre d’affaires. Désormais, les pierres de toute taille, vendues en boutique (laquelle est devenue un magasin), portent des inscriptions, peintes ou gravées selon la demande, qui rappellent les devises ancestrales de la Grèce éternelle : Connais-toi toi-même, L’homme est la mesure de toute chose, Le méchant n’est qu’un ignorant. Ou encore les aphorismes de philosophes modernes : Il faut imaginer Sisyphe heureux, La pensée d’un homme est avant tout sa nostalgie, Il n’est pas de destin qui ne se surmonte par le mépris, etc.

• An 4. Créer un besoin ne suffit pas, il faut fournir, il faut produire. Très vite, l’affluence du public menace d’épuiser la provision de pierres éparses sur les chemins montants. Qu’à cela ne tienne : Victorien fait construire un petit chemin de fer de style antique qui longe désormais la clôture. Là, de charmants wagonnets sillonnent les précipices de la face Nord du Mont (où sont balancés les rochers) pour les ramener au grand jour, sur la face Sud (où l’on grimpe, en les manipulant). Au passage, les pierres sont refaçonnées par des tailleurs professionnels, assurant ainsi un recyclage permanent des produits dérivés de la montagne. « Ça tourne ! », songe Victorien, depuis longtemps opposé à toute forme d’obsolescence programmée. Aussi a-t-il l’occasion de figurer à la tribune de plusieurs colloques internationaux, où on l’invite à parler de « l’économie circulaire ».

Par précaution, toutefois, il n’oublie pas de faire interdire aux touristes de s’aventurer sur la face Nord du Mont Sisyphe. Des écriteaux en toutes langues avertissent le client du risque encouru, en lui indiquant sobrement : « Attention, chute de pierres. »

• An 5. On n’arrête pas l’innovation. Pourquoi jeter à l’aveugle des rochers qui parfois se brisent ou s’abîment, en tombant aux pieds de la face Nord ? À l’évidence, il suffit d’amortir la chute… Victorien fait installer de vastes matelas imputrescibles, sur des plans inclinés qui conduisent les pierres roulantes, tout en les freinant, à rejoindre pacifiquement les wagonnets qui les attendent. Le fracas n’en est que moins brutal. À chaque recueil, le dispositif fait « tilt » et le wagonnet démarre, pour reconduire les objets rétifs au départ des pistes.

Pour faciliter encore le processus, les tailleurs de pierre sont conviés à normaliser les tailles. Maximum : les rocs ne dépasseront plus les 150 kilos (il y a en vérité très peu d’amateurs à ce niveau !). Minimum : on ne descendra pas au-dessous de 5 kilos.

Et puis, et puis, ne pourrait-on à l’avenir produire des rochers synthétiques, en des substances moins pesantes ? Victorien alerte des chercheurs en matériaux composites. L’idéal serait sans doute que l’on pût jouer au cerceau avec des pierres aussi rondes que des ballons de rugby. Les plus jeunes adoreraient.

• An 6. « Ça tourne, ça roule ça fonctionne ! » s’écrie Victorien chaque soir en lui-même, avant de le répéter chaque matin à son équipe. Toutes les inventions esquissées en l’An 5 sont en voie de réalisation. Il vient même de résister à la tentation de transformer le Mont Sisyphe en station de ski, l’hiver, comme ses communicants le lui suggéraient : trop risqué, en période de surchauffe climatique ! Il va au contraire étendre à la morte saison l’héroïsme supposé dont les foules, éprises de modernité, doivent rêver toute l’année. Qu’il gèle ou non, il faut gravir.

Le jour de Noël, il fête avec son banquier la dimension internationale que prend son aventure. Saluant le Mont Sisyphe, un verre de champagne à la main, il sourit en imaginant le monde entier roulant son petit caillou sur ce gros caillou. Il sait qu’en ce qui le concerne, il n’y a aucun danger que sa colossale entreprise retombe au bas de la montagne : même un séisme, en agitant ses flancs, ne ferait que multiplier sa réserve de monceaux de granit ! Tous les feux sont au vert. Même au sein des classes dirigeantes, il est impératif de pouvoir dire en compagnie : « J’ai fait le Mont Sisyphe ».

C’est désormais un must universel.

• An 7. Tout en méditant ce bonheur, Victorien cherche comment décupler encore sa réussite. Peut-être, se dit-il, faudrait-il ajouter du qualitatif au quantitatif… Ses clients sont certes satisfaits du produit, mais sa répétitivité ne risque-telle pas d’engendrer une certaine monotonie ? En termes de métaphysique, leur ambition n’est-elle pas limitée ?

Et voilà qu’à l’orée de cette année sabbatique, Victorien se pose enfin clairement la question qui le minait secrètement, en dépit de sa florissante ascension vers les sommets du management mondial :

« Ne faut-il pas redonner du Sens à ce qui n’en a pas !

Oui, mais comment ? »

[Comment ? Vous le saurez peut-être jeudi prochain… À suivre !]

Le Songeur  (25-10-2018)



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