Le vent de mai pousse toujours à l’amour et à la contestation. Aime et fais ce que tu veux, comme disaient deux célèbres coquins : Cohn Bendit et saint Augustin…
Mais parlons plutôt du second, que j’ai bien aimé avant d’éprouver quelques réserves.
Dilige et quod vis fac. Cette fameuse citation de saint Augustin, souvent parodiée en raison de sa tonalité permissive, eut pour notable pasticheur Rabelais en personne, qui donne comme devise à l’Abbaye de Thélème « Fais ce que voudras »… en omettant l’impératif « Aime ». À croire que, dès lors qu’on fait ce que l’on veut, c’est qu’on aime !
En vérité, la formule du Père de l’Église n’a rien à voir avec le célèbre Love and peace des années 68.
Diligere, en latin, c’est aimer avec soin et ferveur, d’un amour fraternel inspiré par la grâce, ce qui est sans rapport avec l’amour-passion fondé sur la pulsion désirante. L’idée est transparente : si le chrétien qui « aime » est pénétré de l’ardeur divine, alors, quoi qu’il dise, pense ou fasse, ses œuvres seront bénéfiques.
Cet adage d’Augustin se trouve dans ses commentaires de l’Épître I de saint Jean (« Traités », VII, § 8), laquelle définit le Dieu-Amour en ces termes : « Dieu est amour : celui qui demeure dans l’amour demeure en Dieu, et Dieu en lui. » (IV, 16)
Augustin en déduit logiquement : « Aime, et fais ce que tu veux. Si tu te tais, tais-toi par amour ; si tu parles, parle par amour ; si tu corriges, corrige par amour ; si tu pardonnes, pardonne par amour. Aie au fond du cœur la racine de l’amour, de cette racine ne peut rien sortir que de bon. »
J’ai longtemps souscrit à ces paroles, bien qu’en sourcillant quelque peu au sujet de l’une de ses applications : « Si tu corriges, corrige par amour. » Celle-ci a engendré une pratique équivoque à laquelle certains ecclésiastiques s’adonnent parfois volontiers à l’égard de leurs confrères : « la correction fraternelle ».
Je vais faire un peu comme eux, et tenter de « corriger » l’ami Augustin, en toute mesure et humilité j’espère.
Car, si mes sources sont exactes, en l’an 415, certaines persécutions furent à la fois ordonnées par l’Église et menées par le pouvoir impérial à l’endroit des « donatistes », dont les positions schismatiques menaçaient l’unité de l’Église*. C’est alors que l’Évêque d’Hippone, écrivit au préfet militaire Boniface (chargé des opérations) pour l’encourager à persécuter sans faille les dissidents, en ces termes : « Si nous voulons nous en tenir à la vérité, nous reconnaîtrons que la persécution injuste est celle des impies contre l’Église du Christ, et que la persécution juste est celle de l’Église du Christ contre les impies […] L’Église persécute par amour, les autres par haine ; elle veut ramener, les autres veulent détruire ; elle veut tirer de l’erreur, les autres y précipitent. » (Lettre 185, § 11)
Et cet Évêque d’Hippone n’était autre qu’Augustin lui-même…
Certes, les impies dont parle cet homme d’Église, quelles qu’aient été leurs raisons, ne manquaient pas eux aussi d’être sectaires et violents. Persécuter, de part et d’autre, fut également inhumain. Justifier la persécution fut absolument injustifiable. Mais justifier la persécution au nom de l’amour et du Christ, voilà qui fut abominable. Les sophismes d’Augustin n’ont-ils pas ouvert un boulevard aux horreurs de l’Inquisition ?
Il y aurait vraiment de quoi haïr définitivement frère Augustin ! Mais je n’en ferai rien. Je modifierai seulement sa devise : Aime, mais n’en profite pas pour persécuter.
Mieux vaut contester sans haine que de détester par amour…
Le Songeur (17-05-2018)
* Brièvement : l’histoire du donatisme s’étend sur trois siècles, en Afrique du Nord. Celui-ci puise son origine dans les persécutions de l'empereur Dioclétien, en 305. Beaucoup d'évêques et de prêtres avaient alors renié le Christ pour ne pas mourir, mais après la persécution, et une fois que l'empire lui-même fut devenu chrétien, ils étaient revenus à la religion chrétienne. Certains membres de l'Église d'Afrique, comme Donat, évêque de Carthage qui donna son nom au schisme, estimèrent que les sacrements conférés par ces apostats avant leur reniement n'avaient pas de valeur et s’opposèrent à la décision officielle. Ils avaient de bonnes raisons, mais se montraient aussi sectaires dans leur radicalisme. Cent ans plus tard, le schisme se poursuivait, entretenu par la violence des engagements de part et d’autre. À la demande de l'empereur, le tribun Marcellin, ami d’Augustin, réunit les évêques de la province en concile à Carthage en 411 pour en finir avec le schisme donatiste. Mais il ne réussit qu'à moitié à atténuer les divisions entre les chrétiens. D’où de nouvelles persécutions, qui dureront jusqu'à la conquête arabe, deux cents ans plus tard ! (Sources : Herodote.net et plusieurs autres sites sur Internet).
(Jeudi du Songeur suivant (172) : « EXERCICE DE STYLE » )
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